Ambivalences
Ambivalences
J'ai toujours aimé que l'on me raconte des histoires. Je suis née et j'ai été "offerte" à un grand-père conteur. Oui, "offerte," par ma grand-mère à son amoureux de toujours. J'étais la petite dernière, elle avait profité de mes deux sœurs aînées, dès leur naissance, et mon grand-père étant enfin à la retraite, elle lui a laissé toute la place. Elle s'est faite discrète et aimante, nous laissant ainsi tisser ensemble, un lien unique, un lien magique, tout orné d'histoires, de poésies, d'humour tendre et d'amour inconditionnel. MON GRAND-PÈRE ! tout à moi. Pas tout à fait, nos grands-parents furent tout à nous trois. Ils savaient aimer, ils savaient nous embarquer dans un monde bien à eux, ils savaient la douceur infinie de la tendresse, ils savaient nous donner à voir la beauté du monde. Ils incarnaient pour nous le refuge de bras chauds et confortables, de douces odeurs de cuisine qui remplissaient leur tout petit appartement de Vence, Ils n'étaient pas fortunés, du tout, mais ils avaient le cœur sur la main. Pour nous trois, ils se mettaient en quatre afin d' illuminer nos yeux de tous les petits bonheurs de la vie partagée. Nous avons eu des grands-parents de rêves toute notre enfance, ce fut bien sûr plus compliqué, à l'adolescence. Mon grand-père donc, avait le goût des mots et des histoires. Des histoires de l'Histoire, il était passionné par elle, et des histoires en générale. Il avait un talent à la Devos et manipulait les mots et leur poésie absurde admirablement bien. Mon grand-père était pour moi la bienveillance incarné, la douce folie de la vie enchantée par nos jeux, et aussi l'engagement, politique et citoyen, d'un fonctionnaire de l'état.. Un gouvernement qu'il a fuit pour rejoindre la résistance. Nous l'avons su très jeunes et nous lui posions mille questions sur cette époque, qui nous fascinait littéralement. Je me souviens d'un jour où nous parlions tortures, oui, tortures, lors des interrogatoires, tortures, dans les camps de concentrations nazis, Mon grand-père, pour distancier notre curiosité, nous avait alors raconté une histoire, absurde et invraisemblable, mais terrible, de parapluie enfoncé par le trou du cul .et ressorti ouvert par la bouche. L'image était tellement saisissante que nous avons cesser de lui poser des questions sur le sujet torture, pendant un long moment. Lorsque ma grand-mère est morte, j'avais 16 ans, nous avons passé ma sœur, (la cadette), et moi une nuit blanche avec lui, esseulé, perdu, totalement morcelé et en partie mort avec elle. Une nuit, où il s'est raconté, où il a raconté leur rencontre, leur amour puissant, incroyable, et nous savions que ce n'était pas un mensonge, il avait illuminé toute notre jeunesse. Il nous a raconté la guerre, pas celle qu'il nous contait lorsque nous étions enfants, non, il nous a offert leur vie bouleversée, devenue dangereuse pour toute la famille. Et surtout, je m'en souviens comme si c'était hier, il nous a raconté son trajet à travers la France et l'Allemagne dévastées, la libération des camps de concentration. Mon grand-père avait vu, de ses yeux vu, l'horreur de notre humanité, une horreur incarnée, une monstruosité concrète, palpable. Il avait pris soin de corps fantomatiques, il avait ressenti leurs souffrances innommables. Cette nuit là, je nous ai revu, gamines, demandant à notre grand-père de nous raconter "Les tortures", sa patience et son humour nous protégeant. La déflagration de ses révélations fut, pour moi, énorme. Cet homme qui avait vu tout cela, qui avait vécu ce choc concret d'une connaissance abstraite, prendre forme sous ses yeux, exister, charnellement, entre ses mains et ses bras d'homme soignant, cet homme là, m'avait transmis la bienveillance et un amour profond de l'humanité. Mon grand-père avait foi, non pas en dieu, il était athée, mais en l'humanité. Il considérait que les humains naissent bons, que les enfants ne peuvent être que bons à leur naissance, c'est ensuite que les choses se gâtent. Cette nuit là, il nous a embarqué avec lui dans son histoire très personnelle et il l'a fait comme un auteur, où comme un acteur qui connait la force du verbe et qui choisit chaque mot qu'il va dire. J'ai toujours aimé que l'on me raconte des histoires, je m'y réfugie. Livres, films, séries, lorsqu'ils m'emportent je me retrouve au chaud de la passion de mon grand-père. Il m'a fait incarner Mademoiselle de Montespan, Géronimo, et tant d'autres personnages, lorsque nous jouions ensemble. Un jour, sur un plateau de théâtre alors que je jouais "Le roman de monsieur de Molière" de Boulgakov, adapté théâtralement, j'ai eu un véritable flash.. Corseté, coiffée, le teint blanchi, je me suis vu petite incarnant toutes les femmes entourant Louis XIV, sous le regard rieur de mon grand-père. Alors, voilà, c'est cela que je fais, je le rejoins chaque soir, je rejoue chaque soir mon enfance avec lui, sur le plateau. Je raconte des histoires avec les mots des autres et j'incarne, encore et sans cesse, d'autres que moi, pour le rejoindre toujours. Un jour, à Stasbourg, lors du concours d'entrée à l'école du TNS, je jouais La femme juive de Brecht, j'avais 19 ans, et, j'ai eu "la grâce", une intimité sans faille avec le texte, une extrême facilité d'interprétations, une maîtrise de toutes les nuances émotionnelles. une puissance de feu sans pareil. Je sais aujourd'hui, que la nuit blanche et le récit de mon grand-père, ont forgé tout mon travail sur ce texte, que j'ai aimé, passionnément, dès la première lecture. J'aime que l'on me raconte des histoires et j'aime en raconter. Mais mon ambivalence est là tout entière contenu dans ce et. J'ai écrit par amour des comédiennes, comme je le dis dans un texte publié sur ce blog, mais je ne me sens pas totalement légitime comme auteure/autrice, (il faut que je m'habitue à la sonorité de ce mot); légitime n'est pas le mot. Il y a tant de belles histoires déjà racontées, déjà écrites, déjà filmées, déjà jouées, que pourrais-je bien y rajouter ? Qui suis-je moi pour prétendre encore inventer, surprendre, embarquer avec moi les spectateurs ? Et me voilà, bloquée au seuil de l'écriture. Alors je me tourne vers les autres pour qu'ils continuent de me raconter des histoires, et le cercle est sans fin. Qui suis-je moi ? La petite fille d'un fabuleux conteur inconnu, qui s'est nichée dans ses bras, qui a glissé sa petite main dans la sienne et à appris à vivre dans un monde où la parole transcende le réel.
Lumineuses salutations.