Deuxième lettre

02/03/2021

 Mon amour, mon amant,

Avec toi il me semblait que rien ne pouvait m'arriver. Nous avions vécu, adolescents, tant d'aventures ensemble, bravé tant d'épreuves, surmonté tant de douleurs, de rancœurs, de conflits stériles et futiles, vu du haut des années écoulées. Nous ne sommes pas sortis brûlés par notre adolescence, et pourtant nous aurions pu.

Tes épaules me semblaient si larges, des épaules pour affronter le monde. Un dos puissant contre lequel je me suis reposée, croyant avoir trouvé la paix, et un rempart contre les vents mauvais. Je regardais ce large dos respirer lentement. Tu étais debout devant l'évier à faire la vaisselle, en chantant de ta voix chaude et solaire de baryton. Je regardais ton large dos vibrer, sous le souffle des notes envahissant notre grande pièce à vivre. Un moment pur, de grand bonheur. Alors, souvent , tout doucement , à pas feutrés, pour ne pas écorcher ton chant , je m'approchais et je posais ma tête, puis le haut de mon corps sur ton dos sonore et accueillant. Tu t'amusais avec le temps, malicieusement, en devenant extrêmement méticuleux. Les assiettes, verres, couverts et casseroles étaient nettoyés tout en lenteur. Je fermais les yeux et passais mes bras en corolle autour de toi , je laissais mes seins et puis ma tête peser tendrement tout contre toi. Petit à petit, j'avais la sensation de disparaître, d'être ton souffle, ta voix profonde et grave, ton cœur qui bat. Rien ne pouvait plus m'arriver, la vie ne pouvait plus me blesser, elle ne pouvait plus m'atteindre, j'étais lové dans le cercle magique de ta belle présence, protégée par la douceur de ton dos, au creux de tes épaules, mon refuge à jamais.

Illusions, cadeaux éphémères, que la vie m'a repris...Que dis-je ? Que l'alcool m'a volés, arrachés, sans pitié.

Aujourd'hui j'ai perdu le rempart de tes épaules et cet émois qui me prenait, juste en les regardant frémir et m'accueillir. Aujourd'hui je réapprends à vivre sans elles et sans ailes. Elles me rendaient légère et insouciante, totalement inconsciente de nos fragilités, remplie d' un appétit de vivre, chaque jour renouvelé. Ta mort m'a volé ma vie et sa légèreté, sa faculté à savourer tous les bonheurs que j'ai pu croiser. Il a fallu que je m'ancre au sol de toutes mes forces, de tout mon poids, bataillant chaque jours contre les doutes assaillants. Ancrée, au sol, la peur chevillée au ventre, guettant sans cesse la catastrophe à venir, faisant, avec les moyens du bord, rempart de tout mon cœur, de tout mon corps, au feu atroce, de la douleur, qui incendiait nos enfants respectifs. Je rêve de retourner visiter l'air de ces bonheurs intenses, que je savais saisir, au delà même du rempart de tes belles épaules. Je chemine, en quête, de mon corps égaré. Il me faut me désincruster de ton dos, et retrouver le chemin d'une autre confiance, d'un autre refuge, retrouver la plénitude de mon propre corps au contact, salvateur, de l'eau, source de vie et d'apesanteur, ne garder que le doux souvenir de ces moments bénis. Comme un îlot en moi, une lumière qu'il me reste, inscrite dans les fibres secrètes de mon âme.

J'ai pris du poids, je me suis faite des épaules, une carrure, j'ai pris ta place, l'air de rien, sans bien vraiment m'en rendre compte, je me suis faite puissante, invincible, indéboulonnable, faisant face au vent mauvais, offrant mon dos aux trombes d'emmerdes déferlant sans cesse et tentant de nous submerger plus d'une fois. Je me suis perdue, je ne me reconnais plus et je me manque... Je dois reprendre ma place, et quitter la tienne, je te rends tes belles épaules et ton large dos, je n'en ai plus besoin, nos fils respectifs s'envolent, nos fils sont grands... Le mien n'est pas encore tout a fait autonome, mais il en prend le chemin vaillamment. Tu nous as forgés, transformés, métamorphosés, imposé ton absence, privé de ton corps, de ta voix, de tes yeux, de ton regard, de ton sourire, de ton rire, de tes joies, de tes colères, de tes fulgurances, de ta vie toute entière. Nous t'avons vu sombrer, nous avons vacillé avec toi, effarés de te perdre, à chaque fois, un peu plus. Ton dos s'est voûte, sous le poids de ta peine. Ton dos s'est voûté, sous le poids de ton vice. Les vents mauvais se sont engouffrés de toutes parts et nous ont balayés. Je crois, que tu es parti rejoindre l'Ankou pour nous sauver, que tu es parti pour que je prenne le relais. Quel lourd fardeau, tu m'as laissé. Moi qui, jamais, n'ai vraiment eu envie de m'enraciner, tu m'as vissée à ta maison et tu m'as confié ton fiston.

Quatre ans de haute lutte, pour que jamais nous ne sombrions. Aujourd'hui, j'entame le chemin de mes propres retrouvailles, elles sont toutes personnelles, je me défais, enfin, de tout ce poids accumulé. Et je repose, en rêve, ma tête, là, doucement, sur le souvenir de tes épaules. Je suis enfin en paix. Elles sont offertes à mon repos de naufragée, tout juste sauvée. Tu me reviens, dans cette douceur de toi, chantant, les mains dans l'eau, et moi posée au creux, tout chaud, de ton large dos. Aujourd'hui, je n'ai plus peur des souvenirs, plus peur de vivre ma légèreté. Je t'aime en paix.

Cil