Je suis restée dans ta maison Deuxième chapitre

28/08/2022

Il roule. Lors de cette journée sans fin, il roule . Son grand dos d'adolescent s'élargit à chaque respiration et ses bras secs et musclés suivent le mouvement de son corps en action.

Les traces profondes qui restent en moi de ces longues années vécues ensembles, ce sont les souvenirs de nos corps quittant l'enfance et allant vers nos corps de jeunes adultes, nos corps en constantes métamorphoses, nos corps en action et soumis à ma mémoire sensorielle, lieux, odeurs, couleurs, chaleur ou froid, parfois même extrême... 

Il fait nuit, une nuit dense étoilée et odorante, une nuit chaude du mois de juillet. Sur la route, juste la lumière de nos vélos et le bruit de nos pneus qui glissent sur l'asphalte. Je crois bien que les grillons chantaient. Je ne suis pas très loin derrière Lui. Il imprime à son corps un rythme sans saccade, il a détaché ses cheveux longs, ondulés, noirs, on dirait un indien. Mon Tourment est juste devant Lui, beau lui aussi dans cet effort. Je suis derrière eux et sans vraiment le réaliser je m'attarde sur la douce puissance de leurs corps en mouvement, j'en oublie l'effort et la douleur . Nous sommes une petite douzaine et nous traversons silencieux et fatigués ces beaux paysages des Cévennes dont nous n'apercevons plus que les contours flous et lointains, perdus dans toute cette noirceur enveloppante. Nos vélos pèsent trois tonnes, surchargés par les énormes bardas que nous transportons. Nous ne ressemblons en rien aux cyclistes effilés que nous croisons parfois sur leurs vélos chromés. Nous sommes de longues tiges devenus des êtres informes perchés sur des roues de vélos lambda qui disparaissent quasiment sous la charges des sherpas que nous sommes. Au centre de cette charge ficelée nos feux arrières brillent comme des lucioles. Nous ne parlons plus, nous ne chantons plus, seuls nos souffles ponctuent la régularité de nos coups de pédales, mais très sincèrement nous n'en pouvons plus, nous ne souhaitons qu'une chose : arriver. Pourtant malgré la fatigue, la sueur qui imprègne mon tee-shirt en coton, la faim qui me tenaille, je me sens fabuleusement bien de rouler ainsi dans le rythme ininterrompu de notre file indienne sur cette petite route en pleine nature, éclairée par nos phares, les étoiles et la lune. Mon corps gracile pousse vigoureusement sur les pédales de ma monture mécanique unique en son genre, car totalement repeinte et embellie par mes soins. 

J'avais 11 ans lorsqu'elle m'a été offerte par mes parents. Il me fallait un moyen de transport pour aller au collège. Tous les matins et toutes les fins d'après-midi de ma sixième à ma troisième je l'ai chevauchée, qu'il fasse jour, nuit, que le soleil brille, qu'il pleuve, vente ou neige. Mon Vélo ! Ou Cheval imaginaire, ma Monture mécanique et fidèle, presque une autre partie de moi même, une prothèse magnifique propulsant le mouvement de mes longues jambes d'adolescente. Il fut mon premier allier, un outil concret d'émancipation familiale et d'autonomie personnelle. Je l'ai enfourché comme l'on monte un cheval, avec la sensation d'être une cavalière, un peu guérillère, un peu fougueuse, partant chaque jour vers de nouvelles aventures, même si mon trajet aller/retour collège /maison était toujours le même. Dès la cinquième je retrouvais Am et nous faisions la route ensembles, riant, bavardant, baguenaudant parfois et prenant des chemins de traverse lorsque nous rentrions des cours. Nous avions le privilège de vivre au cœur de la nature et j'adorais me plonger dans l'ivresse du vent générée par la vitesse, j'adorais être happée par la beauté des paysages défilant sous mes yeux. Tous mes sens étaient en alerte et une joie profonde, pure, intense, jouissive m'a toujours habitée, malgré l'effort, les doigts gelés puis extrêmement douloureux en hiver ou le fait de rentrer trempée jusqu'à l'os en automne. 

Je fais partie du peloton de tête en cette belle nuit étoilée, même si mon vélo de fille n'a que trois vitesses et que son cadre pèse bien plus lourd que celui des gars qui sont en tête et jouent de leurs doubles plateaux et multiples vitesses. Ils nous dépassent bien souvent et semblent nous narguer lorsque nous peinons dans ces côtes interminables que nous affrontons en traversant cette région plus que vallonnée. Am roule sur une bicyclette tellement déficiente, qu'elle se transforme en instrument de torture. Trop petite pour elle (lorsqu'elle pédale elle a les genoux qui lui touchent les oreilles) et bien trop lourde, elle entrave sa liberté et son plaisir. Je ne sais plus pourquoi, cette année là, elle s'est retrouvée avec cette machine résolument sadique, mais pour avoir échangé nos montures toute une journée, je sais que c'est un supplice physique et mental. Elle est loin derrière moi, elle n'éprouve aucun plaisir à rouler dans ce calme nocturne que je trouve presque réconfortant. Il faut que l'on arrive, il faut que l'on s'arrête, Am n'est pas la seule à galérer derrière, toutes les filles de la troupe souffrent en silence. Je me tais emportée par le rythme des gars qui semblent pouvoir pédaler jusqu'au petit matin. Je suis pourtant certaine qu'eux aussi serrent les dents. Je me tais emportée par la beauté du moment. Etais-je consciente de la puissance érotique de nos corps pubères ? Je ne suis pas sûre. Drôle de sensation que cette unité d'effort et de rythme me reliant presque intimement à Lui et à mon Tourment. Cette année là les garçons avaient grandi d'un coup, ils nous dépassaient presque tous d'une tête, leurs voix avaient muées et leurs regards d'enfants se faufilaient encore en douce quelques fois, mais de plus en plus rarement, leurs regards s'étaient assombris et portaient en eux visiblement plus de tempêtes qu'ils ne nous l'avouaient.

Nous faisions partie d'une longue chenille de corps juvéniles en métamorphose, muscles naissants, seins apparents, jambes potelées, fuselées ou poilues dépassant de nos shorts très courts (c'était la mode), pédalant sans relâche vers un but incertain.  

Étions nous vraiment conscients de la puissance érotique de nos corps pubères ? Sincèrement je ne crois pas. Nous pensions toutes et tous être trop ceci ou pas assez cela. C'était un véritable continent inconnu qu'il nous fallait apprendre à découvrir avec peu de bagages dans lesquels trouver des réponses à toutes nos questions, celles-ci surgissant bien souvent dans l'élan de nos passions charnelles et amoureuses. Nous nous étions connus avec nos corps d'enfants. Nous nous étions connus et avions déjà partagé tant d'aventures et d'émotions, que nous pensions sûrement nous connaître par cœur. 

Et pourtant cette année là, je me souviens que les choses ont changées, que les lignes ont bougées. Lui m'est apparu moins sauvage et plus accessible, pourtant ses ténèbres étaient toujours palpables. Son regard et ses gestes ... Comme une douceur et une tendresse plus offertes, plus accessibles. Cette année là c'est moi qui me suis cachée, recroquevillée, protégée. Cette année là c'est moi qui ai fait silence et qui me suis éteinte. On m'avait fait comprendre que je n'étais qu'une allumeuse. Trop d'insouciance, trop de rires légers et spontanés, trop de liberté de pensées et de paroles affirmées, trop de chair habitée du bien être d'un corps dansant l'espace et le temps, trop de tendresse à revendre justement... Alors j'étais une allumeuse ... Grave faute apparemment... Je blessais les gars ... Je blessais leur cœur... J'étais devenue tentation et surtout illusion, car je ne répondais pas à leurs désirs naissants. Au début on ne comprend pas. Au début on est complètement perdue, ce qui était censé n'être qu'énergie solaire, joie partagée devient poison nocif, tentatrice sexualité, noirceur de démon, intentions malveillantes et perverses . Alors je me suis tue, j'ai pris du recul, j'ai éteint ma lumière un temps. Am et Lui m'ont ouvert leurs bras. Nous nous sommes isolé-e-s du monde, lové-e-s ensembles sur un vieux lit tout cabossé dans un local du sous sol de la paroisse, leurs tendres bras refermés sur moi, nos six mains entremêlées, nous avons parlé des heures durant et puis nous sommes resté-e-s muets aussi, pendant longtemps, soudé-e-s ainsi dans nos pensées, nos trois corps et chevelures mélangées partageant nos tristesses communes et frissonnant à l'unisson. Je crois que nous étions beaux, vraiment beaux et nous n'en savions rien. 

Cette nuit là, regardant son large dos et ses longs cheveux d'indien voler au vent léger de cette soirée d'été, cette nuit là, pour la toute première fois je lui ai trouvé une beauté peu classique , puissante, douce, et rassurante, ma retenue à son endroit s'est littéralement envolée. Et mes doutes qui, déjà, avaient commencés à fondre dans ses bras, mes doutes se sont effacés pour laisser place à une force retrouvée, une confiance en moi, retrouvée. 

Nous nous sommes enfin arrêtés. Je ne sais même plus si nous avons mangé. Nous n'avons pas monté les tentes, c'est à la belle étoile que nous avons dormis. Je me revois, couchée, sereine, entourée, protégée, regardant cet immense ciel étoilé, au milieu de nulle part et pourtant ayant la sensation d'être au centre du monde. Je ne savais pas que nous vivions toutes et tous nos premiers émois, ceux qui restent gravés, inscrits à tout jamais et qui sont fondateurs. 

Nous allions entrer dans les années 1980, Am et moi allions devoir affronter une sorte d'enfer, mais cette nuit là nous étions sous les étoiles dans les corps de nos 15 ans, et même terrassé-e-s de fatigue je crois que nous étions bien ensembles et  surtout toutes et tous profondément libres. 


Le 28 Août 2022. 

Je sais que j'avance à pas de fourmis, mais il me faut travailler longtemps chaque phrase écrite, chaque mot choisi. Je m'avance à tâtons sur le chemin de ma mémoire revisitée, réinventée et pourtant fidèle. Tant d'images, de sensations, d'émotions foisonnent, que faire le trie et construire un récit me prend un temps infini.  Pourtant une sorte de paix commence à exister et prendre forme lorsque je sors mes carnets tout gribouillés... Je suis avec LUI mais aussi avec nous, les vivants... Mes sœurs et frères de cœurs, vous arrivez doucement mais sûrement dans le récit qui se tisse sur mes pages en chantier...