Les Autruches Acte 1

19/08/2021

SERVICE (Nadia) aide-soignante

RAGE (Paule)femme grand reporter

MALFAMEE (Lise) humanitaire expatriée

ALTER (Nicolas)jumeau d'Ego, simple soldat

EGO (Pierre) jumeau d'Alter, officier de carrière

ECONDUITE (Lucille)étudiante en sciences humaines

SCALPEL (Jean) chirurgien

Leur "Nounou"

ES (Eliane) infirmière

PRIT (Pascal) infirmier


AVERTISSEMENT

Cette pièce est une tragi-comédie. Nous sommes plongés dans le coma de Nadia, mais au début de cette histoire nous n'en savons rien. Nous découvrons dix personnages écrasés par leur tragédie personnelle et qui grâce à leur double, leur autruche, atteignent un monde onirique et décalé dans lequel ils s'évadent. L'aller-retour entre réel et fantaisie est la respiration nécessaire pour que le texte révèle toute sa moelle et épice avec légèreté l'absurdité de la tragédie humaine contemporaine.


                                                                                         ACTE I

Les spectateurs sont plongés dans le noir, on entend alors un coup de feu qui claque. La lumière monte sur le plateau et sur scène, six corps ont la tête plongée dans un seau. LES AUTRUCHES. On distingue aussi un grand registre et un seau vide. Econduite entonne une litanie que tous reprennent en choeur sauf Rage et Scalpel.

LES AUTRUCHES. (en canon) Tout va bien, tout va bien... Dehors, le soleil brille. Tout va bien... Le soleil brille dehors. Tout va bien, tout va bien... 3, 4. On respire. 3, 4. On respire. Tout va bien... Dehors, le soleil brille et les oiseaux chantent. Ils chantent... Les oiseaux... fort et c'est beau. Tout va bien. Oui, vraiment, tout va bien ! La vie nous sourit et c'est une chance... La vie nous sourit. A pleines dents... La vie... Elle nous sourit. Tout va bien. Oui, oui, vraiment, tout va bien... Les poissons nagent. Ils nagent vite... Les poissons... Et c'est bien. Et la vie nous sourit d'un beau sourire étincelant. C'est excellent. Tout va bien... tout va bien...

Une entité « double », mi-femme « ES » mi-homme « PRIT », entre sur la pointe des pieds et recouvre méticuleusement les Autruches d'une couverture. Elle prend soin de ces corps en lavant leurs pieds, en ajustant leurs bas, en remontant leurs bretelles et en réajustant leurs vêtements tel un infirmier diligent. Sa tâche accomplie elle s'assoit, prend le grand registre, l'ouvre et écrit.

ES PRIT. (lisant à haute voix) Aujourd'hui

ES. au réveil,

PRIT. elles marmonnent

ES. toutes la même litanie.

PRIT. J'espère

ES. qu'elles ne sont pas malades !

PRIT. Pas de boutons sur le corps.

ES. Pas de lésions apparentes.

PRIT. Leurs pieds sentent bon.

ES. Juste un peu de sueur

PRIT. qui perle à leur cou.

ES. Une jolie sueur

PRIT. nacrée,

ES. un peu sucrée.

PRIT. Pas d'aigreur d'estomac, donc !

ES. Depuis trois jours

PRIT. maintenant,

ES. il m'en arrive de partout.

PRIT. On va finir par manquer de place.

Le grand registre fermé, ES PRIT sort. Service (portant un grand fourre-tout) entre, fragile comme du ver filé.

SERVICE. Bonjour... Je ne voudrais pas... On m'a dit de... Mais, je peux... Vous savez si... On m'a dit pourtant que vous... Je devrais peut-être... poser mon sac. Oui, c'est ça, poser mon sac ! C'est drôle tout de même...

Service reste immobile.

Silence.

SERVICE. Tout de même ! Pourquoi personne ne répond... Je suis pourtant à l'hôpital... C'est... Je devrais peut-être... Je ne voudrais pas déranger. Je peux... Non, non, je ne peux pas ! Mais si je... (à une des Autruches) Vous êtes sûr que vous êtes bien installés ? Je peux arranger cela si vous voulez ?

ES PRIT revient.

ES PRIT : Bonjour, je ne vous attendais pas si tôt.

SERVICE. Excusez-moi, je viens pour... Je me présente. Je m'appelle Service. Je peux repartir, si vous voulez.

ES. Mais pas du tout.

PRIT. Je vous attendais.

SERVICE. Vous m'attendiez ?

ES PRIT. Bien sûr !

PRIT. Venez voir par-là.

Service inquiète le suit des yeux. ES PRIT va chercher un seau resté vide et le dépose à ses pieds.

SERVICE. Qu'est-ce que c'est ?

ES. Un seau.

PRIT. « Un trou » si vous préférez.

ES. Mettez-y votre tête.

PRIT. Allez-y, je vous en prie.

SERVICE. Pour quoi faire ?

ES. Vous allez voir, c'est très confortable.

SERVICE. Vous le dites alors je devrais vous croire ?

PRIT. A vous de voir...

SERVICE. Mais je ne verrai rien la tête dans le seau !

ES. Ne croyez pas ça.

SERVICE. Et dans les autres ?

PRIT. Celui-là, c'est le vôtre !

ES. Je vous l'offre.

SERVICE. Vous êtes un drôle de... (désignant les Autruches) Les autres restent là pour longtemps ?

PRIT. Un certain temps.

SERVICE. Vous savez, je ne devrais peut-être pas vous dire ça mais... je ne le sens pas... Enfin je veux dire, ce seau là, je ne le sens pas. Vous affirmez que c'est le mien et pourtant... (montrant un autre seau) c'est celui-là que je veux ! Cette personne a peut-être mis sa tête dans mon seau ? Je n'ai pas l'habitude de déranger, mais là... je ne sais pas comment dire... C'est mon seau !

Rage jaillit du seau réclamé par Service.

RAGE. Mettez la en veilleuse ! C'est celui-là, votre seau ! Faut vous le dire en quelle langue ? Enfoncez votre tête là-dedans. Vous êtes venue pour ça, non ? Alors faites pas chier votre monde !!!

Rage replonge violemment la tête dans son seau. Les autres Autruches apparaissent peu à peu du leur et scrutent Service consciencieusement, méticuleusement, pour disparaître à nouveau.

SERVICE. Je ne voulais pas... Je suis vraiment désolée, mais je... (à ES PRIT) Je peux patienter encore un moment, avant de mettre ma tête « là-dedans » ? Je vous en prie...

ES. Un petit moment...

PRIT. mais ne tardez pas trop.

ES. Les temps sont durs

PRIT. et la demande est forte !

SERVICE. Je ne serai pas longue. Je m'excuse. Vraiment, je m'excuse.

ES PRIT ouvre le grand registre et écrit.

ES PRIT. Aujourd'hui, elle est arrivée...

Service déambule au milieu des Autruches.

SERVICE. Excusez moi ce que je vais vous demander va peut-être vous choquer, et j'en serais vraiment désolée... Mais... Est-ce que je pourrais essayer un de vos seaux ?

ALTER. Qu'est-ce qu'elle dit ?

EGO. Je ne sais pas, j'ai pas compris.

SERVICE. Avant de mettre ma tête dans ce seau, quelqu'un pourrait-il me laisser essayer le sien ?

ECONDUITE. Elle est folle ?

SERVICE. Pas longtemps. Je vous assure, j'en prendrai grand soin.

Malfamée sort sa tête de son seau regarde intensément Service.

MALFAMEE. Déshabillez-vous .

SERVICE. Pardon ?

MALFAMEE. Ces grosses chaussures là, retirez-les ? Non ? Le manteau, alors ? L'écharpe ? Les gants ? N'ayez pas peur, je ne vous toucherai pas. Il fait bon ici, c'est douillet. Vous allez crever de chaud ! Et ce sac, qu'est-ce qu'il...

SERVICE. Rien. Des bricoles... Vous aviez des bagages, vous ?

MALFAMEE. Je n'ai malheureusement jamais le temps de prendre quoi que ce soit. Je débarque ici brutalement, souvent dans un état proche du coma. ES PRIT qui vous a accueilli me remet sur pied et je repars vivre ma vie. Je devrais dire mes vies... Je suis compliquée.

SERVICE. Vous avez plusieurs vies ? Je trouve ça tellement difficile déjà d'en avoir une bien faite... de vie...

MALFAMEE. Il faut que je vous laisse sinon je vais être obligée de retourner dans le vaste monde.

SERVICE. Ah bon ! On ne choisit pas de rester où de partir ?

MALFAMEE. Pas toujours, il me semble.

SERVICE. Je vais rentrer chez moi, je crois...

MALFAMEE. Ne partez pas. Comment, déjà... votre nom ?

SERVICE. Service.

ECONDUITE. Joli nom !

SERVICE. Vous trouvez ?

ECONDUITE. Remarquable.

EGO. Vous pourriez me gratter le pied, ça me démange ?

SERVICE. Oui, bien sûr.

ES. N'en faites...

PRIT. rien !

RAGE. Et une petite gâterie, vous pouvez lui offrir ça aussi ?

SERVICE. Pardon ?

Service recule.

MALFAMEE. Ne partez pas.

Malfamée prend la main de Service tout en se glissant dans son seau.

RAGE. Service... C'est drôlement classe comme nom !

ALTER. Rage, s'il te plaît !

EGO. Un nom sans grandeur... Sans saveur, ni odeur... un nom d'esclave.

RAGE. Ah, je ne suis pas d'accord pour l'odeur ! Elle sent l'hosto à plein nez ! Il y en a une d'ailleurs qui émerge... une odeur très primaire, acre et nauséabonde, ça ne vous rappelle rien ? Attendez, je cherche... L'odeur des déjections de toutes sortes ? Non ? C'est ça ? Hein ? J'ai trouvé ? L'odeur des mains qu'on met dans la merde ! C'est ça, n'est ce pas ? (sortant la tête et s'adressant à Service) Tiens, montrez-moi vos mains. Je suis sûre qu'il vous en reste sous les ongles... Vos mains ! Faut pas être timide ! Alors vos mains ? Vous pourriez au moins montrer à tous que j'ai de l'instinct et l'odorat bien développé ! Mauvaise joueuse !

Rage attend un instant, puis enfonce fermement son seau sur sa tête.

SERVICE. Je ne crois pas que je pourrai...

ES PRIT. Rester ?

SERVICE. Je suis venue pour... faire une pause, un point. Me reposer et... Je crois maintenant que... Et c'est... Je vois pas comment je pourrais faire le point sur ma vie si... enfin, sur la vie, quoi... Là-bas, ça devient trop dur, vraiment trop dur... Et ici, c'est...

PRIT. (regardant le seau vide) Si vous glissez votre tête...

ES. à l'intérieur... Vous aurez peut-être

PRIT. des réponses à vos questions.

ES. C'est aussi simple que cela.

SERVICE. (fixant le seau de Scalpel) Il ne dit rien ? Il ne bouge presque pas depuis tout à l'heure ? Il va bien ? (puis se tournant vers Malfamée) Et pourquoi cette personne a de nouveau enfouie sa tête ?

ES. Pour rester avec vous...

PRIT. L'écharpe ? Allez, je vous débarrasse de votre écharpe

ECONDUITE. Tout va bien... Laissez-vous faire doucement, laissez-vous glisser entre ses mains. Vous allez voir comme elles sont légères, ses mains. Des mains qui savent y faire. Enveloppantes, sans être étouffantes. Rassurantes, mais jamais oppressantes. Laissez-vous faire... Tout va bien...

SERVICE. C'est un piège ?

RAGE. Nécessaire, inévitable, incontournable. Avec un nom comme le vôtre, je ne vois pas comment vous avez fait pour ne pas y avoir goûté plus tôt. Étonnant, non ?

SCALPEL. Je la connais depuis longtemps.

SERVICE. Ah ! Bon ?

SCALPEL. Une "petite bonne femme", à priori, pas bonne à grand-chose, tout juste à servir. Et pourtant, je sais bien que parfois face au désespoir des malades, je ne lui arrive pas à la cheville.

RAGE. Tu aimerais la buter ? Allez, ne fais pas la fine bouche. La buter, pour ne plus avoir honte peut-être ? C'est pas évident de se sentir si minus face à une "Service", quand on a ta stature, non ? Hop, on la bute et tout d'un coup on éprouve un sacré soulagement ! Non ?

EGO. Tu m'étonnes ! Dites, on a écopé d'une « sainte » ?

ALTER. Je suis désolé, madame. C'est mon frère il est...

SERVICE. Ce n'est rien. (toquant sur le seau Scalpel)) Qui êtes-vous ? (Pas de réponse) Je connais cette voix. Répondez-moi...

Econduite entonne la litanie du début, reprise en chœur par toutes les Autruches (sauf Rage). ES PRIT s'approche de Service et lui enlève furtivement, un à un, ses vêtements d'extérieur.

ECONDUITE. 3, 4. On respire. Tout va bien... Les rivières coulent... Elles coulent les rivières, vers la mer, et c'est bien. Tout va bien... 3, 4. On respire... Les fleurs embaument, leurs parfums si subtils nous chatouillent les narines. Elles embaument, les fleurs, et ça sent bon. Tout va bien. Oui, vraiment, tout va bien... Le soleil brille. Il brille, le soleil, haut dans le ciel. Et notre cœur chavire. Il chavire, notre cœur, de tant de bonheur espéré, et c'est doux. Tout va bien... Tout va bien... Tout va bien...

ES. (à Service) Prenez votre temps.

PRIT. J'ai pu obtenir un délai.

SERVICE. De qui ?

ES PRIT ne répond pas.