Les Autruches Acte 3

04/09/2021

                                                                                       Acte III

Scalpel se découvre et jette son seau, excédé.

SCALPEL. Décidément, il est écrit que le silence aujourd'hui ne sera pas de la partie !  Alors, ces fraises ? J'en goûterais bien un peu avant de retourner au bloc.

ES PRIT remet Service sur ses pieds. Les Autruches sortent tour à tour de leur seau.

ECONDUITE. Des fraises ? Quelle bonne idée ! De bonnes fraises rouges comme un baiser ?

MALFAMEE. Avez-vous aussi pensé à prendre une bonne bouteille, Service ? ES PRIT vous partagerez bien ce modeste festin avec nous. Une petite entorse au règlement c'est salutaire de temps en temps. Rage, quel plaisir de te revoir ! Reposée ? Une petite fraise, ça te dit ? J'ai des envies de fêtes, de musique, d'alcool et d'excès en tous genres. (s'adressant à ES PRIT) Ne vous inquiétez pas, nous allons nous installer très sagement pour apprécier notre petit « goûter » sans conséquences. C'est promis ! Il va nous falloir une jolie nappe !

ES. Une jolie nappe bleue comme les cieux !

PRIT. Des coupelles cristallines

ES. Des cuillères en argent !

PRIT. Du champagne et des flûtes !

Du grill descendent accrochés à des « cheveux d'ange » tous les accessoires précités. Légers et virevoltants, Econduite et Alter créent l'ambiance et aménagent le décor.

MALFAMEE. Du champagne ! Magnifique ! Qu'est-ce qu'on fête ?

SCALPEL. L'arrivée surprise de Service !

SERVICE. Non, non, monsieur. Non, je...

Service sort de son fourre-tout les fraises, le sucre, la crème et les dépose sur la nappe.

SCALPEL. Vous êtes désolée, j'en suis convaincu de nous avoir dérangés avec vos hurlements de cochon qu'on égorge. Ne faites pas cette tête-là Service, je plaisante. (à Rage) Ne tournez pas ainsi autour de votre seau, madame, personne ne va vous le voler pour l'instant. Vous devriez vous accorder le plaisir de partager une fraise en notre compagnie. Je vous en prie, venez avec nous. Allez madame, offrez-moi votre bras. Je peux vous faire confiance, n'est-ce pas ? Vous n'allez pas me mordre ?

RAGE. Pire ! Et vous le savez parfaitement. (l'effleurant) Et c'est ça qui vous plaît, non ? Ce frisson qui part du bas du dos et remonte jusqu'à la racine des cheveux. Cette décharge secrète et délicieuse. Ce sentiment précieux et délectable de ne pas savoir à quelle sauce on va être mangé. Pour une fois, Scalpel, c'est votre vie qui se trouve entre les mains de quelqu'un d'autre, alors que tous les jours ce sont vos mains qui décident de notre destin si nous nous retrouvons sur votre table d'opération, non ? Avouez que la monotonie des sensations même les plus excitantes fini par anesthésier celles-ci. Un peu de changement, d'inconnu et notre imagination se remet à l'ouvrage et nous procure des sensations oubliées ! Non ?

SCALPEL. Exact.

Rage entraîne Scalpel à l'écart. Les Autruches s'installent autour de la nappe étalée au sol.

SERVICE. Monsieur, j'aimerais vous poser une question. C'est important !

RAGE. Plus tard ! Monsieur est en main.

SCALPEL. Allons...

RAGE. Allons quoi ? Vous m'avez demandé d'abandonner mon seau, avec mes tempêtes personnelles, secrètes et nécessaires... un seau qui n'est pas de tout repos, j'en conviens, c'est vrai. Mais comme ce n'est pas l'ennui que je recherche, j'y tiens tout particulièrement. Je l'abandonne donc, je m'accroche à votre bras et vous voulez déjà vous défiler ?

SCALPEL. Je voudrais seulement répondre à Service, c'est tout.

RAGE. Vous lui parlez d'habitude, là-bas, dans votre service hospitalier ?

SCALPEL. Je n'en ai jamais eu l'occasion.

RAGE. Ah ? On n'est pas « Autruche » pour rien, non ? Avouez que vous n'avez jamais pris le temps, monsieur du Gland de la Chirurgie, d'adresser la parole à cette pauvre madame Service « sous-sous-merde » de votre équipe, dont tout le monde se fout et que vous regardez à peine pour mieux l'oublier aussitôt.

MALFAMEE. Rage, retourne coller ta tête dans ton trou et lâche-la ! Tu terrorises tout le monde. Econduite est pétrifiée et Scalpel va te planter là. Attention, ma belle, tu risques de perdre ton jouet sans y avoir fait tes crocs.

RAGE. Je peux m'accrocher à ton bras, Malfamée, si tu veux, non ?

MALFAMEE. Non merci, sans façon. Une coupe de champagne ? Deux, peut-être ? Ou même la bouteille pour toi toute seule, si tu veux. A moins que l'alcool ne te rende encore plus prédatrice, la bave aux babines, prête à sauter sur tout ce qui bouge ? As-tu eu, un jour, l'alcool câlin, Rage ?

RAGE. Devine.

Autour de la nappe Econduite, Alter et Ego profitent du moment.

EGO. (à Alter) Tu n'es pas parti ?

ALTER. Je t'attends, tu le sais bien.

EGO. Je ne repars pas, Alter. Je reste ici. A vie s'il le faut. La tête au plus profond de mon seau, loin de ton souffle, des battements de ton cœur, du clignement de tes cils et de ce sourire plein de ton jugement permanent, loin, très loin de ce besoin maladif que tu as de moi. Il faut te faire soigner Alter. JE reste, tu entends, Alter, JE ! Pas NOUS ! J'existe ! JE mange ! JE respire ! JE marche ! JE dors et je rêve d'une vie sans toi... (attrapant le panier de fraises) Tu veux une fraise, Econduite ?

ECONDUITE. Oui, merci... Alter, tu veux des fraises, toi aussi ?

ALTER. Non.

ECONDUITE. Elles sont très bonnes.

Service se rapproche lentement de Scalpel qui tente lui, de rejoindre le pique-nique.

SERVICE. (à Scalpel) Monsieur ?

SCALPEL. Appelez-moi Scalpel, comme les autres.

SERVICE. Je ne peux pas, vous êtes...

EGO. « Doigts de fée » !

RAGE. Mignon comme tout !

SCALPEL. Plutôt flatteur, en effet.

SERVICE. Monsieur, nous nous sommes croisés dans un couloir de l'hôpital, vous vous souvenez de quelque chose de bizarre me concernant ? J'étais comme d'habitude ?

SCALPEL. Vous êtes sûre que nous nous sommes vus ? Quand ?

RAGE. Qu'est-ce que je disais, il ne vous voit même pas.

SCALPEL. Je croise trop de gens, dans ces couloirs. Et surtout je m'absente souvent mentalement, je fais des pauses. Je le reconnais sans problème. En général, je réfléchis à ma prochaine intervention. Quel mal y a-t-il à cela ?

MALFAMEE. Aucun. Délicieuses, ces fraises.

Les Autruches sont maintenant toutes installées autour du banquet improvisé. Service reste debout.

SERVICE. (à Scalpel) Je regardais le carrelage du sol, jaune, gris et blanc. Tous ces petits carreaux défilaient sous mes yeux, j'ai relevé la tête et je vous ai vu. Vous me regardiez d'un drôle d'air, enfin j'ai cru. Je vivais une émotion très forte, je m'en souviens. Mais pourquoi ? C'est dans les toilettes que tout s'est déclenché. Pourquoi ? J'ai oublié. Vous êtes sûr de ne pas vous souvenir d'un détail, de quelque chose que j'aurais dit ou fait à ce moment-là.

ECONDUITE. Vous êtes amoureuse ?

EGO. Et vous, vous l'êtes ?

Econduite s'étrangle avec une fraise et Ego s'empresse de lui tapoter gentiment le dos. Elle se dégage de lui et se rapproche d'Alter. Echange de regards entre Ego et Alter, sombre pour l'un, étonné pour l'autre.

SCALPEL. Je vais réfléchir, Service. Vous ne m'avez rien dit ou si vous avez parlé, je ne m'en souviens pas, j'en suis désolé. J'aimerais vous aider mais j'ai cette sale manie de m'isoler du monde à tout moment... Il me revient pourtant que votre main droite bougeait, qu'elle était nerveuse. Oui, je me souviens d'un geste répétitif et puis aussi, d'un léger bruit. Pour l'instant, c'est tout.

SERVICE. Je vous remercie.

MALFAMEE. Alors vous, ce sont les toilettes, votre refuge ? Quelle drôle d'idée. Il y a tellement d'endroits plus... Un parc, des arbres, un tronc massif contre lequel on se colle s'il ne pleut pas ou un bar à l'ambiance feutrée. La mer et l'horizon que l'on contemple à satiété. Un lit douillet ou une soirée de folies. Et puis, les yeux d'un ou d'une inconnue dans lesquels on se plonge, histoire de s'oublier un peu soi-même et toute la misère qu'on se trimbale. Mais des toilettes ! Personne ne vous a jamais sortie de là pour vous faire profiter des merveilles du monde, Service ?

RAGE. Quelles merveilles du monde ? Tu me fais doucement rigoler avec tes « merveilles ». Les chiottes c'est très bien, au moins on y est seul. Non ? Qu'est-ce que tu veux qu'on se console de ce que nous sommes. Depuis que l'humanité existe, nous nous entretuons régulièrement pour tout, pour rien, partout et sur toute la planète. Je sais c'est cliché, mais là nous sommes en plein dedans ! Et la réalité est toujours plus brutale qu'une idée tout ce qu'il y a de plus banale. Non ? Croyez-moi, j'en ai fait du chemin. Je nous ai vus en pleine action. Pas jolis jolis, les humains ! Clic clac, une petite photo bien choc, bien trash et je la vends les doigts dans le nez. Grâce à elle, je vais pouvoir refaire pour la énième fois le tour du monde et reprendre de nouveaux clichés de femmes violées, de mômes mutilés, affamés, de mecs explosés. Tout le monde va se les arracher à prix d'or et s'offrir le luxe de s'en horrifier ! Mais qu'est-ce que ça va changer ? On voudrait que ça change... Ah, on voudrait, on voudrait, mais c'est pas possible ! L'évolution, la civilisation... Laissez-moi rire ! Faudrait qu'on se le mette dans le crâne une fois pour toutes. On est définitivement têtu, définitivement perdu et c'est comme ça depuis que le monde est monde. Non ? Mon travail témoigne tous les jours de cette fatalité... (dévisageant les Autruches) Arrêtez de les bouffer vos fraises ! C'est indécent !!!

Les Autruches toutes barbouillées de fraise et de crème, relèvent la tête. ES PRIT écrit frénétiquement sur son grand registre.

ECONDUITE. (tremblante, doucement et bravement) Non Rage, c'est juste réconfortant. Un peu de douceur et de sucre... 3, 4. On respire.

Elle prend une grande inspiration et embrasse Alter à pleine bouche, puis...

ECONDUITE. Ego, voulez-vous m'épouser ?

EGO. Qu'est-ce qu'elle dit ?

LES AUTRUCHES. (en chœur) Ego, voulez-vous l'épouser ?

EGO. Pourquoi, moi ?

ECONDUITE. Parce que vous me regardez avec envie.

EGO. Pas du tout.

MALFAMEE. Menteur.

ECONDUITE. Alors vous aussi, même à moitié mort, vous allez m'éconduire ?

EGO. Qu'est-ce qu'elle dit ?

ECONDUITE. Vous allez m'éconduire ?

EGO. Non, pas ça. Avant, vous avez dit mort, à moitié mort ?

ALTER. Tu as rêvé.

EGO. Non, je ne crois pas. Cette fille qui ne m'aime pas... roule un « palot » à mon frère... me demande ma main... et pour finir m'annonce que je suis mourant... C'est bien ça, Rage ?

RAGE. Quoi ?

EGO. Tu confirmes ?

RAGE. Ferme-la et épouse-la.

EGO. Mais enfin, c'est quoi ce cirque ?

SCAPEL. C'est rien... des bêtises. Vous devriez retourner vous reposer. (à Econduite) Et vous aussi... Quelle idée de débiter cette ânerie !

ECONDUITE. Je n'ai pas pu m'en empêcher, ça a été plus fort que moi. (à Ego) Mais tout va bien, vous êtes là avec nous et tout est normal puisque vous avez repoussé ma demande en mariage. Pourtant, je me disais que j'avais une petite chance. Oh, infime, il est vrai. Le temps d'un regard, je me suis dit que je pouvais tenter ma chance avec le frère grimaçant et non pas avec « mon prince charmant »... "Mon prince charmant"... Je suis sûre qu'il ne m'aime pas.

EGO. Elle me cherche ou je me trompe ?

ECONDUITE. Pas du tout. Voyez-vous, c'est moi que je cherche, c'est idiot, n'est-ce pas ? Et, hélas, je n'arrive décidément pas à me trouver, ni à trouver mon vaillant, mon tendre, mon inespéré, mon âme sœur, « mon prince » quoi.

EGO. Je suis grimaçant ? Tant pis ! Vous me plaisiez vraiment.

ECONDUITE. N'en parlons plus. De toute façon, je continuerai à vous tenir la main.

EGO. Mais de quoi parle-t-elle ?

ES PRIT. La fête est finie ! Tous à vos seaux !

EGO. Pas question.

ES PRIT. C'est un ordre !

SERVICE. S'il vous plaît, nous n'avons pas eu le temps de parler de... enfin de... (à Scalpel) Monsieur, s'il vous plaît...

SCALPEL. Je suis désolé, ce n'est plus le moment. J'aimerais bien me reposer un peu, si vous le permettez.

Il se dérobe à l'intérieur de son seau.

EGO. Il sait quelque chose et il ne dira rien.

SERVICE. A propos de quoi ?

EGO. A propos de moi et de ma mort imminente.

Alter embarrassé, file en douce vers son seau.

EGO. Qu'est-ce que tu fais ?

ALTER. J'obéis aux ordres !

EGO. Tu voulais partir tout à l'heure.

ALTER. Je ne veux plus.

ES. Allons,

PRIT. allons,

ES PRIT. dépêchons !

MALFAMEE. Il reste quelques fraises. Ce serait pécher de ne pas les manger ?

RAGE. Vous voulez toujours mon seau ?

SERVICE. Oui, bien sûr.

MALFAMEE. (à Rage) Qu'est-ce qui te prend ? Méfiez-vous, Service. Mangeons les dernières fraises plutôt.

ES. Vous allez devoir

PRIT. les manger ailleurs !

MALFAMEE. Pas de problème. On se casse ?

EGO. On se casse !

PRIT. Non, pas lui !

ES. (désignant Service)Ni elle !

EGO : Pourquoi pas moi ? ... C'est quoi ce putain de silence malsain ? Ayez au moins le courage de me regarder en face ! Et lui, là ? Il se planque maintenant ? Ah ! Tu es joli frérot la tête bien au chaud. T'es qu'un trouillard, pas plus de couille ici que sur le terrain. Il clame son amour pour moi, sa dévotion, son sacrifice, mais quand il s'agit de se mettre à table, y'a plus personne ! ( Il s'essouffle) Tu es pathétique frangin, pathétique...

SERVICE. (à Rage) Heu...vous vouliez me prêter votre seau, je crois ?

RAGE. Vous pouvez toujours courir ! Je prenais juste la température afin de rester vigilante !

Calmement, Rage entre dans son seau.

EGO. Elle aussi, elle sait.

SERVICE. Quoi ?

EGO. A propos de moi.

MALFAMEE. Tout ne tourne pas toujours autour de votre petite personne !

EGO. Si, toujours. Alter, en est la preuve vivante !

SERVICE. Vous pleurez, Econduite ?

ECONDUITE. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien. 3, 4. On respire. Il ne m'aime pas, mais il m'aimera. 3, 4. On respire. C'est lui, « mon prince, mon doux, mon tendre, mon éternel amour. » Il ne m'aime pas mais il m'aimera.

EGO : Il ne te voit même pas.

Elle glisse tristement la tête dans son seau. Ego reste perdu, debout, inquiet.

SERVICE. Elle ne ressemble pas du tout à ma fille. Elle est tellement décalée avec ses histoires de prince charmant, je suis étonnée que...

MALFAMEE. Vous ne devriez pas. Nous sommes légion à y croire encore mais motus et bouche cousue. Nous n'en parlons plus de peur d'être fleur bleue, guimauve, ringard, tocard... Les princesses sont très recherchées aussi, le saviez-vous ?

Malfamée enlace Service pour l'embrasser.

SERVICE. Ma fille...

Elle s'écroule sur ses fesses, anéantie.

MALFAMEE. Service ?

EGO. Je suis mort ?

Alter ressort la tête de son seau.

ALTER. Mais non, idiot ! Range ta tête, ça ira mieux après, tu auras tout oublié. On est ici pour ça.

EGO. Non, je ne la range pas. Tu dois me dire ce qu'il m'arrive !

ALTER. Rien. Tu compliques tout, range ta tête, s'il te plaît !

EGO. Je complique ?

Alter disparaît dans son seau.

ALTER. Fais pas l'idiot, je te dis. Range ta tête ! Pour une fois dans ta vie tu ne peux pas faire ce que je te demande ?

Ego se rapproche d'Alter et dépose la tête au creux de ses bras. ES PRIT le recouvre délicatement d'une couverture, s'assoit à l'écart et veille. Malfamée se tient à côté de Service sans oser la toucher, ni même respirer.

SERVICE. Ma fille... Je l'ai mise au monde... oui... Je l'ai mise dans le monde... oui... Je l'ai confiée au monde, je lui ai confié le monde... Je n'aurais peut-être pas dû ? Ma fille, je ne la vois pas, je ne la vois plus, Malfamée. Je la vois trouble. Pourquoi je ne la vois plus ? Ses traits sont flous. Elle est belle, ma fille ?

MALFAMEE. Je la connais ?

SERVICE. Non, je ne crois pas. Je ne sais pas. C'est ma fille aînée. J'ai trois enfants. Deux filles et un petit garçon. « Ma grande, ma douce » c'est comme ça que je l'appelais chez nous. Elle m'a soutenue, tu sais. Les filles aînées, ça aide à la maison... Je n'avais pas imaginé être Service jour après jour, heure après heure, seconde après seconde, à l'hôpital et à la maison. Je l'ai faite ici sur ce sol-là, qui n'est pas mon sol natal, parce que je savais qu'elle y serait libre, tu comprends?

MALFAMEE. Un peu, je crois. Tu vivais ailleurs, avant ?

SERVICE. Oui. Dans un pays qui me fait peur mais qui m'est cher.

Elle regarde Malfamée éperdument.

SERVICE. J'étais petite, tu sais. Ma grand-mère est venue me chercher et ma mère ne m'a pas retenue ni défendue. Je n'avais pas peur. Je ne savais pas ce qui m'attendait. Je suis entrée là où on m'a dit d'entrer. On m'a demandé de m'allonger et je l'ai fait. Enfant, j'étais docile, facile. On m'a relevé mes vêtements à hauteur des cuisses, on me les a écartées doucement et, sans broncher, là encore, je ne les ai pas refermées. Je me suis laissée faire, confiante, innocente... On m'a opéré à vif. On me l'a enlevé. Coupé violemment... (très doucement, comme si elle disait ce mot pour la première fois) mon clitoris... une vieille tradition, une vieille coutume païenne, venue des temps anciens, du côté de la famille de mon père... Je ne me suis jamais plainte, mais la peur ne m'a plus jamais quittée. Et dans mon silence, dans le plus grand secret, je me suis jurée de ne jamais faire vivre cela à mes filles... Un jour, ma mère m'a annoncé mon mariage, un mariage arrangé bien sûr, je suis sûre qu'elle avait veillé à ce que l'homme choisi soit un homme bien... La nuit, je suis partie. Ils n'avaient rien vu venir. J'étais une jeune femme docile et serviable. Qui aurait pu se douter que j'avais tout préparé en cachette et que ma fuite serait réussie ? Je suis arrivée ici et par chance, je n'ai pas été expulsée. J'ai construit ma vie comme j'ai pu. (silence) Tu sais, je crois que c'est grave ?

MALFAMEE. Quoi ?

SERVICE. Justement c'est ça qui est terrible, je ne m'en souviens pas... Pourquoi je te parle de tout ça ? Qu'est ce que je fais ici ? J'ai l'impression de bien te connaître et pourtant... Plus j'essaye de comprendre et plus c'est embrouillé dans ma tête.

Elle se dirige vers ES PRIT. Rage qui a réapparu lors du récit de Service l'intercepte. Malfamée boit avidement du champagne à la bouteille.

RAGE. Tu devrais te taire.

SERVICE. Vous ne devriez pas me faire du mal. Je ne le mérite pas.

MALFAMEE. (à Rage) Lâche-la.

RAGE. Je ne vais pas lui faire du mal, je veux seulement qu'elle m'écoute attentivement. (tenant fermement Service et la regardant droit dans les yeux) Des histoires comme la sienne nous en sommes ensevelis. Pourris ? Nous le sommes tous jusqu'à la moelle. Même ceux qui sont remplis de bonnes intentions, tout sucre tout miel, ne sont jamais très au clair avec toutes ces actions qu'ils pensent bonnes et salvatrices pour leur prochain. Non ? Si tu as oublié pourquoi tu es ici, c'est que tu ne veux pas te souvenir. Logique, non ? Tu es « Chez les Autruches » ! Tu sais, celles qui mettent leur tête dans le sable, dans le seau ou ailleurs pour ne pas voir le danger fondre sur elles. Alors mets gentiment ta tête dans ton seau et fous-nous la paix ! Tu nous ramènes toute la misère du monde avec ton histoire. On n'en peut plus de toute cette merde qui déborde de partout... Si tu veux, tu peux me susurrer tout ça à l'oreille, juste dans la mienne, parce que la haine me structure et que je peux tout encaisser. La violence humaine, la souffrance et la mort me maintiennent en vie. Je les magnifie même parfois sur mes photos. Mais tu déballes tout ça, comme ça, tout à trac, alors qu'ici, tous sont fragiles. Fous-leur la paix !

MALFAMEE. Tu te soucies des autres, toi ? Allez ES PRIT, fais péter une autre bouteille, s'il te plaît ! Je vais retourner dans mon joli coma éthylique si tu veux bien. Tu veux bien, non ? Je suis sûre que cela t'arrange que je retourne éteinte, la tête dans mon seau. (à la cantonade) Vous avez vu ça ? Quelle pitié, dans ses yeux.

ES PRIT. Calmez-vous.

MALFAMEE. Une bouteille, juste une.

PRIT. Vous pourriez procéder autrement.

ES. Venez Malfamée, il est temps.

MALFAMEE. (grave) Non, je ne peux pas, j'ai la peau à vif et les nerfs aussi... quant au reste... Je ne suis pas encore assez anesthésiée. Je suis fatiguée, tellement fatiguée. Quand elle a débarqué ici, mon coeur a bondi dans ma poitrine. Ce visage m'était si familier. Des yeux noirs si noirs et si doux... Je vis pour de grandes causes ! La solidarité et tout le reste ! Et j'en ai vu de ces regards, des quantités... On ne répare rien quand le mal est fait. Tout est vain ! Depuis quelque temps cette pensée me bouffe la vie, me grignote tout doucement mais sûrement. Elle me tétanise et j'ai la désagréable sensation de ne plus pouvoir soulever les pieds pour reprendre la route. Je me sens minable, dérisoire avec mes envies de vouloir changer le monde ou de l'aider. Je n'ai même plus la colère, comme moteur ! J'ai fait des kilomètres, j'ai usé mes godasses sur toutes les routes, j'ai discuté d'arrache-pied avec tous les grands de ce monde et... je n'ai plus de jambes pour me porter. C'est la débâcle, il faut m'aider. C'est la seule manière que j'ai pour l'instant de remettre le moteur en marche. Et surtout... surtout, ne me regardez pas comme ça ! Tout est vain, n'est-ce pas ? Tout le reste est utopique, n'est-ce pas ?

ES PRIT claque des mains. Un magnum descend des cintres. Rage disparaît.

SERVICE. Je ne veux pas être seule.

MALFAMEE. Vous avez Rage. Elle vous a proposé son aide. Profitez-en.

SERVICE. C'est de vous dont j'ai besoin.

MALFAMEE. C'est une mauvaise idée.

SERVICE. (à ES PRIT) Vous ne pouvez pas lui donner à boire, c'est dangereux ES PRIT !

ES. Pas du tout !

PRIT. Vous devez toutes avoir la tête au chaud

ES. dans l'instant,

PRIT. et je m'y emploie, c'est tout !

ES. Je ne peux pas vous chasser d'ici

PRIT. pour des raisons qui m'échappent...

ES. Vous commencez sérieusement

PRIT. à « m'impatienter ».

ES. Le mot est faible, certes,

PRIT. mais je tiens à rester poli.