Les Autruches Acte 4

16/01/2022

                                                                                      Acte IV

Dans le décor vide, les Autruches ont la tête dans leur seau et Service est assise au centre, son seau entre les jambes. Elle sanglote. Sa main droite froisse le vide de façon répétitive. ES PRIT s'occupe des Autruches comme au début et s'attarde sur le corps d'Ego puis retourne vers son grand registre et l'ouvre.

PRIT. (lisant à voix haute) Plus une parole

ES. ici.

PRIT. Je me demande,

ES. je me demande vraiment,

PRIT. vraiment pourquoi

ES. elle est là ?

PRIT. Je n'arrive pas,

ES. mais pas du tout,

PRIT. à lui glisser

ES. son joli cou

PRIT. tout fin tout doux dans son joli trou...

ES. A l'attraper entre mes mains

PRIT. et enfin,

ES. enfin,

PRIT. à poser son âme tourmentée

ES. au creux de son opacité.

PRIT. Pour la première fois, je ne sais plus,

ES. je ne sais pas comment procéder.

PRIT. La voilà à la fois avec nous

ES. et le regard perdu là-bas.

PRIT. Et puis, il y a la faucheuse

ES. qui rode.

PRIT. Ego n'a plus sa sueur nacrée.

ES. Peut-être,

ES. ce sera mon premier...

PRIT. J'aimerais bien leur emprunter un trou

ES. pour m'enfouir dans leurs ténèbres.

PRIT. Même Econduite s'est tue.

ES PRIT referme le grand registre et danse.

ES PRIT. Tout va bien. 3, 4. On respire.

ES. Elles sont douces comme des plumes,

ES PRIT. mes « Autruches ».

PRIT. Silencieuses comme de petits mystères éparpillés.

ES PRIT. Tout va bien. 3, 4. On respire.

PRIT. Doucement, je m'attache à leur cœur qui bat, à leur bouche qui parle, à leur corps en mouvement... Je découvre leur voix...

ES. Et la peur me prend. Mais chut !... Là n'est pas mon but.

ES PRIT. 3, 4. On respire et tout va bien. Le silence est là. Revenu... serein.

ES PRIT danse, Service sourit apaisée (sa main a cessé de s'agiter).

SERVICE. Aimée... Aimée, je te vois maintenant, toute droite dans l'encadrement de la porte. Fière et sûre de toi, tu rayonnes ! Tu m'annonces que tu as eu ton diplôme avec mention et que tu es dans les premiers de ta « promo ». Tu t'es coupé les cheveux tout courts et je n'arrive pas à détacher mes yeux de ton nouveau visage. Les cheveux courts pour une femme c'est pas bien... Voilà ce qui me traverse l'esprit... C'est tellement bête que l'instant d'après je m'en veux de penser ça. C'est pas quoi ? Pas correct ? Pas beau ? Pas bien ? Pourquoi je pense à ça ? Elle est magnifique ma fille avec ces cheveux noirs en bataille et son sourire triomphant ! Maintenant elle est avocate en droit international ! C'est pas rien, ça ? Et moi aussi, je me sens fière comme Artaban mais... mais je n'ose plus la toucher. Je voudrais la prendre dans mes bras pour la féliciter, mais je n'ose pas ! Est-ce qu'une Service de rien comme moi peut prendre dans ses bras une avocate de son niveau ? Elle m'intimide avec tous ses diplômes. Alors, c'est elle qui s'est approchée de moi et m'a enlacée, et comme une gourde, j'ai pleuré. Elle sent bon, ma douce, ma grande, mon Aimée... Aimée, qu'est-ce que tu as fait ? (à ES PRIT) Qu'est-ce quelle a fait ?

ES PRIT s'arrête de danser et s'approche de Service.

SERVICE. Ce n'est pas la peine ! Ce n'est pas votre seau qui va m'aider. Vous avez entendu, la mémoire me revient.

ES PRIT. Je serais vous, je n'en serais pas si sûr. Essayez donc et vous verrez. Vous pourriez vous tromper... Vous pouvez peut-être retrouver Aimée, là, bien plus clairement que partout ailleurs. Ce qui m'inquiète, c'est que vous êtes en ce moment dans un « entre-deux » et c'est très mauvais pour la santé.

SERVICE. Et si j'y reste prisonnière dans votre truc ! Séquestrée et aveugle. Ne plus rien voir du tout, c'est terrible ! Je sais bien que la suite de l'histoire m'est pénible et bien plus encore... Mais le danger, c'est que je pourrais ne plus jamais avoir envie d'en sortir ! Une «Autruche » fuit la douleur, c'est ça ? Vu ma peine et ma souffrance, je redoute le pire.

ES. Pas forcément, regardez Rage ! Elle ne voit que sa souffrance et n'écoute que sa colère, rien d'autre. C'est une forme d'aveuglement aussi, mais une technique d' « Autruche » souvent plus performante que toutes les autres.

PRIT. Ne garder sur la vie qu'un seul point de vue, qu'une seule trajectoire et refuser toute autre proposition.

ES. Pourquoi pas ? Pour elle plus que pour tout autre, le danger est ailleurs.

PRIT. Dans les petits bonheurs peut-être et les grands aussi, probablement !

ES PRIT. Chacun situe ses maux et ses peurs là où il peut et le plus souvent, là où il veut.

SERVICE. Mais je n'en sais rien, moi. C'est vous qui êtes Docteur es... je ne sais pas quoi.

ES PRIT. Vous ne voulez vraiment pas tenter le coup ?

SERVICE. Non. Je veux garder toute ma tête afin de prendre la bonne décision.

ES PRIT. Et dire que je suis obligé de vous garder !

SERVICE. Pourquoi ?

ES PRIT. La consigne !

Alter surgit, paniqué.

ALTER. (tapotant le visage d'Ego) Ego ? Ego, tu devrais aller remettre ta tête dans ton seau. Ego ? EGO ?! ES PRIT, il ne bouge plus, il ne respire plus ! Qu'est-ce qui se passe ? Il ne peut rien arriver ici ? Nous sommes tous en sécurité ? Il ne respire plus. Ego ? Ego, réveille-toi ! Ne fais pas l'idiot. Ego, je sais que tu m'entends. (à ES PRIT) Il m'entend, c'est sûr. Il me fait une mauvaise blague, comme d'habitude... histoire de vérifier mon attachement à lui et le dévouement que...

ES PRIT. Il respire encore, il me semble.

ALTER. (à Service) Vous, vous y connaissez vous en... S'il vous plaît, vérifiez son pouls !

SERVICE. Je ne suis pas médecin.

ALTER. Oui, mais vous connaissez les malades. Je suis sûr que vous pourrez me dire ce qu'il se passe vraiment ! S'il me fait une mauvaise farce ou si c'est sérieux...

SERVICE. J'en doute.

ALTER. Comment ça ?

SERVICE. Votre frère, je m'en suis occupée dès son arrivée à l'hôpital. On m'a dit qu'il avait marché sur une mine anti-personnelle lors d'un raid. Je crois que c'est le seul survivant de sa patrouille. Vous le savez bien, Alter ! On dit que vous ne le quittez pas, qu'à cause de lui vous allez passer en cour martiale pour désertion, on dit même qu'Econduite vous cache dans l'hôpital pour que vous soyez le plus possible à ses côtés. C'est fou, comme la mémoire me revient !

ALTER. Je suis perdu. C'est sûrement à force de cacher ma tête là-dedans. (il envoie balader son seau) Je sais plus ce qu'il nous arrive. Il va mourir ?

SERVICE. Sa respiration ressemble à un râle, c'est vrai, mais je n'y connais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il doit être opéré de toute urgence.

Service écoute les battements de cœur d'Ego.

ES PRIT. Il n'est pas mort. Tout va bien.

ALTER. Vous trouvez ? (désignant Scalpel) Et pourquoi, il est là, lui ? Il ne devrait pas déjà être au bloc?

SERVICE. Ce n'est peut-être pas lui qui opère aujourd'hui.

ALTER. J'ai demandé « le meilleur ». Ça, je m'en souviens très bien et le meilleur, c'est lui !

ES. Bon, eh bien, puisque tout va bien, remettez vos têtes au chaud,

PRIT. je vais chercher le seau d'Ego.

Alter va toquer précipitamment sur le seau de Scalpel.

ALTER. (parlant au seau de Scalpel) Monsieur, s'il vous plaît... On a besoin de vous ici, enfin là-bas, à l'hôpital. (frappant sur le seau) Je suis désolé de vous déranger mais mon frère doit être opéré par vos soins et vous êtes toujours là, ce n'est pas raisonnable !

Silence.

ALTER. (à ES PRIT) Il est malade, lui aussi ?

ES. Non, pas du tout.

PRIT. Mais ce n'est pas l'heure, voilà tout.

ALTER. C'est pas normal, vous voulez dire ! Ego est en train de mourir et il est toujours parmi nous. Il devrait être retourné dans le monde des vivants, enfin des pas tout à fait morts, pour faire son boulot, sauver des vies ou en faire naître. Il a prêté serment, non ? Alors pourquoi, ne bouge-t-il pas ?

ES PRIT. C'est son droit.

Alter se précipite vers Econduite plongée dans son seau et la secoue. ES PRIT apporte une bassine d'eau et un gant à Service, qui entame une toilette délicate d'Ego, puis il prend son registre et écrit.

ALTER. Econduite ? Econduite ?!

ECONDUITE. Tu m'aimes ?

ALTER. Ce n'est pas la question et ce n'est pas le moment.

ECONDUITE. Alors passe ton chemin.

ALTER. Econduite, j'ai besoin de toi.

Econduite sort la tête.

ECONDUITE. Encore ! Tu as toujours besoin de moi, c'est fatigant. Depuis une semaine, je me mets régulièrement en quatre pour toi, je bafoue la loi, je cautionne ta folie, je te nourris en cachette, il m'arrive même de te faire dormir à la maison sans que ma famille s'en aperçoive et crois-moi, c'est un vrai tour de force ! Ah, c'est sûr, tu es poli, tout bien comme il faut, tu m remercies mille fois mais en fait... tu ne me vois pas, tu ne m'écoutes pas, tu ne m'aimes pas et je suis le cadet de tes soucis. Je n'en peux plus. J'ai le cœur qui bat la chamade dès que tu m'approches, les jambes qui ne me portent plus si tu me touches, et toi, tu ne ressens rien ! Je pensais que tu « voyais » les autres, que tu étais capable de sentir leurs émois, leurs peurs, leurs joies ou leurs douleurs. Je pensais que tu étais un homme comme ça, ouvert, capable de compassion, pour le meilleur ou pour le pire. Mais tu vois, je me suis encore trompée. Oh ! c'est pas bien grave, je ne fais que ça en ce moment. Je ne te demande qu'une seule chose... Oublie moi  !  3/4 on respire...

Elle replonge dans son seau. Alter s'assoit à côté d'elle et pleure. Rage réapparaît.

RAGE. Il chiale ! Quelle efficacité ! (à Alter) Tu fais déjà ton deuil alors qu'il n'est pas encore mort ton frangin ? Allons ! Bouge-toi, mon vieux !

Econduite ressort sa tête.

ECONDUITE. Bon, qu'est-ce qu'il y a ?

RAGE. Elle cause, l'amoureuse ? Un vrai miracle !

ECONDUITE. C'est grave, n'est-ce pas ?

ALTER. Je crois.

ECONDUITE. Et tu crois que je peux faire quelque chose ?

RAGE. Chante-nous ta petite litanie pour nous changer les idées ?

ECONDUITE. Non, je vais allez lui parler. (à Alter) Tu permets ? Je fais ça à l'hôpital.

ALTER. Comme tu veux. Moi, il ne m'écoute plus.

Alter et Sol rejoignent Ego.

ECONDUITE. Ego ? Je sais que tu nous entends. Tu sens toujours les mains de Service ? De belles mains... (regardant Alter, embarrassée) Je ne sais pas quoi dire, en fait...

RAGE. Ne dites rien, chantez ! Votre petite litanie, je vous dis ! C'est sinistre ici. Mais quelle idée de venir claquer là. Allez, un peu d'entrain, que diable !

ECONDUITE. (à Alter) Vous grimpiez aux arbres quand vous étiez petits ?

RAGE. Ah ! Ca lui fait une belle jambe de se souvenir de ce genre de conneries !  Vous savez tout comme moi que ses jambes sont foutues à l'heure qu'il est. Je croyais que les amoureuses étaient fines et sensibles. Je commence à comprendre pourquoi on vous éconduit !

ECONDUITE. Pensez-vous sincèrement que de vous entendre râler comme vous le faites, lui est plus utile que ce que je tente ! Je ne peux plus chantonner ma petite litanie ! (Econduite attrape son seau) Es Prit, j'aimerais déménager mon seau, ailleurs ?

ES PRIT. Nous sommes tous bloqués ici, pour l'instant.

RAGE. (montrant Scalpel) Lui aussi ?

PRIT. Lui plus que nous tous, apparemment.

SERVICE. Alors il va mourir.

ALTER. Ici c'est impossible, n'est-ce pas, ES PRIT ?

ES PRIT. Vous mourrez tous un jour ou l'autre, alors ici ou ailleurs...

ECONDUITE. Vous n'en avez pas marre, vous, de la fatalité ? Rage, s'il vous plaît, allez donc secouer Scalpel. Il a toutes les cartes en main pour sauver Ego à l'agonie et il reste là, rivé à son trou ! Il cherche quoi ? Le vide, le silence absolu ? Il vous faut mourir pour cela Monsieur Scalpel et pour l'instant le devoir vous appelle !

SERVICE. J'aurais besoin de Malfamée.

RAGE. Elle "comate" encore, laissez-lui encore un peu de temps, je vais réveiller "Doigt de Fée".

Rage suivie par Alter se dirige vers le seau de Scalpel et gratte gentiment dessus. ES PRIT fait descendre un hamac gris bleu des cintres et avec l'aide d'Econduite et Service, y installe confortablement Ego.

SERVICE. (supportant Ego) Je crois que je me souviens d'un détail important concernant ma fille. J'aurais besoin de Malfamée. ES PRIT, réveillez-la, je vous en prie... (Econduite s'assied à côté de Malfamée, sans la toucher) Econduite s'il vous plait, dites vos jolies litanie. Fredonnez les, s'il vous plaît... Je commence à fatiguer, il est lourd et... J'ai peur ! Quand mes enfants ont peur, je chante.

ECONDUITE Alors vous devriez chanter.

SERVICE. Bon... Peut-être... Si je chante, ES PRIT danse !

ES PRIT. Ah, non !

SERVICE. Je vous ai vu tout à l'heure. Vous ne pouvez pas me refuser ça.

PRIT. Depuis le début, je ne vous refuse rien

ES. et je commence à penser que cela ne nous réussit pas.

SERVICE. Je ne vois pas pourquoi... Allons, ES PRIT ! Pour lui, pour nous tous.

Elle commence à chanter lorsque brusquement Rage n'y tenant plus, frappe violemment sur le seau de Scalpel afin de l'en extirper. Hors de son seau, Scalpel délire, le regard lointain, les pensées ailleurs.

SCALPEL. Elles frappent, elles frappent ! Encore et encore, elles frappent. C'est incroyable, comme elles frappent.

ECONDUITE. Et voilà, vous nous l'avez tout traumatisé !

SCALPEL. (à lui-même) Des têtues, des obstinées ! Je les connais par cœur. De vraies coriaces ! Il faut, me direz-vous, il faut bien être coriace, mais elles... elles se posent là dans le genre « butées bornées ». Elles ne lâchent rien ! Je vais disparaître dans les plis de mon canapé. C'est une bonne idée, n'est-ce pas ? Attendez! J'entends leur voix nettement maintenant et pourtant... je ne comprends rien de ce qu'elles me racontent. Je m'en fous, je regarde mon dessin animé ! Un canard. Un petit canard, un joli p'tit canard...

RAGE. (balayant du regard les Autruches) Vous êtes sûr qu'il doit opérer maintenant ?

Malfamée émerge de son seau avec la gueule de bois et regarde Scalpel, interloquée. Alter est atterré. Éconduite pour le rassurer lui prend doucement la main.

SCALPEL. (toujours à lui-même) Un p'tit canard jaune avec une houppette sur la tête qui me parle. Oui, il me parle ce gentil canard et lui, je comprends ce qu'il me dit ! Des choses simples, des paroles douces et faciles... des histoires de petit canard. Si vous saviez comme c'est bon les histoires de canard, vous ne frapperiez pas à ma porte si violemment, vous passeriez votre chemin, mesdames. Je ne peux plus rien pour vous ni pour personne ! Aujourd'hui, j'ai quatre ans, pas plus, et cet âge me convient parfaitement...Rien à faire, elles continuent ! (tendant l'oreille) Elles menacent même d'enfoncer la porte ou d'aller chercher un serrurier. Merde ! J'ai pas de fenêtre dans mon bureau, c'est stupide ! Je n'aurais jamais dû m'installer près du bloc. Je suis fait comme un rat ! Ah, les coriaces, elles vont finir par me déloger et alors fini d'avoir quatre ans, fini mon petit canard ! J'ai bien peur de devoir retourner dans ce monde d'adultes déglingués, beaucoup plus vite que je ne l'avais pensé !

SERVICE. (criant) Persévérance est derrière la porte, c'est sur, il n'y a qu'elle pour cogner aussi fort ! Elle veut vous voir ! Mettez votre oreille dans votre seau et écoutez ce qu'elles disent !

SCALPEL. Persévérance, et toutes les autres maintenant sont derrière ma porte en infirmières diligentes, elles frappent, elle crient, elles me supplient ! Ça continue. Elles ont rameuté tout  l'hôpital. Et vu la porte, je ne vais pas résister bien longtemps. Ils vont la défoncer en un clin d'œil. J'aurais dû penser à la blinder. Dommage, pas d'issue. Personne ne m'entend, personne ne m'écoute. Voilà des semaines que je leur dis que c'est fini ! Que je ne veux plus opérer ! C'est pas compliqué, quand même de comprendre cela ! Je ne veux plus sauver de vies qui repartent se faire massacrer dès qu'elles sont sur pieds ! Je ne suis pas chirurgien de guerre ! Je refuse d'être réquisitionné !

ALTER. Mais pourquoi ?

SCALPEL. Parce que je ne fais que des interventions sur des petits cons, des fous dangereux, des civils perdus ou des réfugiés de nulle part ! Je proteste, je fais grève, à ma façon. Voilà, c'est tout !

ALTER. Alors vous laisseriez mourir Ego ?

SCALPEL. Il l'a voulu, il l'a eu !

ALTER. Quoi ?

SCALPEL. Ce merdier. Ces mines anti-personnelles qui nous pètent tous les jours à la gueule. Tous ces humains furieux, en guerre contre leurs propres voisins. Il s'est engagé, il me semble et on est en guerre, je crois ? Il faut bien des volontaires pour défendre nos biens, nos familles et nos libertés aussi. Et en ce moment, la religion surtout ! Nous recommençons la guerre de cent ans ! Mais, moi, je suis fatigué, je n'ai plus envie. Même les enfants, je n'ai plus le courage. J'ai l'impression de recoudre des êtres que j'aime pour mieux les renvoyer se faire tuer juste un peu plus tard. Je préfère avoir quatre ans et ne plus écouter les discours des grands. Mon canard à la télé, il est très bien ! Si, si, je vous assure, il me parle de tolérance, d'amitié entre les peuples, de respect, d'amour et de sucres d'orge qui fondent dans la bouche. Ça me va pour le moment, je n'ai pas besoin d'autre chose et... votre frère, je m'en fous !

ALTER. Alors, faites-le pour moi !

SCALPEL. Je ne vois pas pourquoi.

Ego se redresse sur son hamac, les yeux ouverts.

EGO. C'est fait !

Il s'étire en baillant. Les Autruches le regardent, stupéfaites

EGO. Alors, tu ne viens pas faire un gros câlin à ton petit frère chéri ? Et vous, jolie demoiselle, vous ne venez pas saluer votre futur époux ? Une chance qu'ils aient trouvé un autre chirurgien sans problème existentiel, un bon petit soldat du bistouri. D'ici quelques semaines, je serai en pleine forme pour mon mariage et mon retour au combat !

MALFAMEE. Personne ne lui a dit ?

EGO. Il y a quelque chose à savoir ?

Alter et Econduite se détournent.

ALTER. S'il est ici, c'est qu'il ne veut pas savoir.

MALFAMEE. Qu'est-ce qu'on fait ?

ES PRIT. On se tait !!!

ES. Tout le monde

PRIT. dans son trou !

SERVICE. Attendez !

ES PRIT. Non, pas vous ? Pas encore !

ES. Ce n'est plus possible.

PRIT. Je vais tordre ce joli cou

ES. et le coller de force dans son seau.

PRIT. Là-bas, on vous dit docile, facile,

ES. civile, fragile et polie.

PRIT. Et moi, je dois me coltiner une vraie

ES. tête de mule, une calme « furie ».

PRIT. Mais c'est fini !

ES. Finie la comédie, on a assez ri de toute cette

PRIT. zizanie, de ce grand

ES. capharnaüm.

PRIT. Ici, on met sa tête dans un trou profond,

ES. sombre et réconfortant

PRIT. et on se tait ! Le bruit,

ES. c'est pour là-bas.

PRIT. Et le blabla aussi !

ES PRIT empoigne Service et l'entraîne décidé vers son seau.

SERVICE. Malfamée ! Vous connaissez Aimée. Ma fille ! Aimée. Maintenant j'en suis sûre. (à ES PRIT)  Lâchez-moi, je vous en supplie.

ES PRIT. Non !

MALFAMEE. Aimée ? Bien sûr ! Elle travaille pour nous depuis six mois, je crois. Une jeune femme très efficace.

SERVICE. C'est ma fille !

Elle échappe à ES PRIT qui lui court après.

MALFAMEE. Je me disais aussi... Elle a votre regard, parfois. Oui, certaines de vos expressions. Mais c'est diffus, caché derrière une volonté farouche, un aplomb incroyable.

SERVICE. Où est-elle en ce moment ?

EGO. Dites, vous êtes bien gentille avec toutes vos questions mais du coup, tout le monde se défile pour répondre aux miennes.

ES. L'heure n'est pas aux réponses.

PRIT. Ici, il n'y a pas de réponse !

ES. Je vais tous vous expédier là-bas

PRIT. et vous les aurez, vos réponses !

SCALPEL. (à Ego) Estimez-vous heureux d'être en vie ! Pour le reste, vous avez bien le temps de comprendre ce qui vous attend.

Il remet sa tête dans son seau puis l'en ressort immédiatement.

ES PRIT. Quoi encore ?

SCALPEL. La porte de mon bureau m'inquiète, elle ne va pas résister longtemps. C'est incroyable, l'énergie qu'on dépense pour me déloger ! Et ce n'est pas pour EGO.

RAGE. Vous ne voulez pas savoir pour qui toutes les infirmières dépensent autant d'énergie ?

SCALPEL. Non.

ES PRIT. Eh bien, tant mieux.

PRIT. Rage, qu'est-ce que vous attendez

ES. pour vous enfouir ?

RAGE. Ah, je ne peux pas ! C'est passionnant ce qu'il se passe ici, du coup je fais des photos magnifiques !

ES PRIT. Donnez-moi cet appareil !

RAGE. Attrapez-moi, si vous l'osez.

ES PRIT. Nous ne sommes pas dans une cour de récréation !

RAGE. Tiens donc, comme c'est dommage.

ES PRIT. Il n'y aura rien sur vos photos !

RAGE. Je n'en suis pas si sûre !

SERVICE. (à Malfamée) Aimée, ma fille, vous l'avez envoyée en mission au pays, n'est-ce pas ?

MALFAMEE. Je crois, oui, peut-être. De toute façon...

SERVICE. Réfléchissez, je vous en supplie.

EGO. Je n'arrive pas à sortir du hamac. Quelqu'un pourrait-il m'aider ? Alter, qu'est-ce que tu attends ?

ALTER. Tu es très bien, là. Repose-toi, tu viens de subir une grosse intervention.

EGO. Mais je me sens très bien. Econduite, puisque mon frère ne désire plus me soutenir, pourriez-vous m'aider, s'il vous plaît ?

ECONDUITE. Je pense qu'Alter a raison, vous ne devriez pas bouger de votre hamac pour l'instant. Je vous apporte votre seau, si vous voulez.

EGO. Bon et bien, je vais me débrouiller tout seul.

Ego tente de bouger ses jambes mais elles ne répondent pas. ES PRIT apporte son seau et lui présente.

ES. Couchez-vous.

PRIT. Mettez-le sur votre tête.

EGO. Non, merci. Pourquoi je ne peux plus bouger mes jambes ?

PRIT. Une bonne nuit de sommeil

ES. et tout rentrera dans l'ordre.

EGO. Je ne crois pas. Quel regard, Alter... Remarquez, le votre Econduite est encore plus éloquent. Suis-je donc si pitoyable ? Quant au brave «Doigts de fée », il a fui. Il préfère que sa porte explose et ses tympans avec, plutôt que d'affronter mes questions. Oui, c'est ça, donnez moi mon seau. En fait, je ne suis pas pressé de savoir...

Ego, Econduite et Alter remettent leur tête dans leur seau.

SERVICE. (à Malfamée) Aimée est avocate en droit international. Elle est venue vous voir pour travailler dans votre ONG. Maintenant, je me souviens... Le bruit, le petit bruit dans ma main, dont se souvenait Scalpel, c'est une lettre la concernant que je chiffonnais en marchant vers les toilettes. On ne me l'a pas envoyée à la maison mais à l'hôpital. Je l'ai chiffonnée cette lettre, je l'ai froissée mécaniquement... Pourquoi ? Elle savait que je ne supporterais pas qu'elle parte là bas. Je ne pouvais pas croire que ma fille oserait défier ma peur. Je lui avais interdit de retourner au pays. Ils sont devenus fous là-bas, ils ont cloué leurs foulards sacrés sur la tête de vieilles femmes qui se refusaient à les porter ! Et vous Rage ? Vous vous faites le témoin de cette douleur abyssale, sans jamais intervenir pour arrêter le massacre qui se déroule sous vos yeux. Comment faites-vous ? Ce sont bien vos photos que j'ai vues dans le journal un jour. (à Malfamée) Et vous, vous l'avez laissée partir ? Toute bravache, bardée de son joli diplôme comme bouclier, se pensant capable de les défier, de les affronter. Et maintenant, je ne peux même plus la protéger! J'ai fait tout ce chemin pour fuir tout cela et pourtant aujourd'hui, je suis impuissante ! Vous m'avez pris ce que j'ai de plus cher au monde et vous l'avez envoyée à l'abattoir. S'ils touchent un seul de ses cheveux, je vous tue !

Silence absolu.

Service s'écroule inanimée. Rage mitraille la scène avec son appareil photo.