LES PLACARDS / Episode 37

25/09/2021

 - Pourquoi tu ne veux pas sortir ?

- Ca m'angoisse, je te l'ai déjà dit cent fois.

- Cette journée est miraculeuse. Plus de pluie, pas de drone, personne à des kilomètres à la ronde, le soleil, juste comme il faut, sur cette eau limpide qui nous entoure, un petit vent frais qui caresse la peau, quelques cerisiers rouges qui émergent de notre lac, comme flottant dessus et d'autres arbres d'un vert dru ou tendre, et mes pieds, qui plongés dans l'eau, se laissent bercer par la fraîcheur de l'onde, par les poissons qui les effleurent. Viens me rejoindre, s'il te plaît...

- Je ne peux pas.

- Que fais-tu alors ?

- Le tour de mon placard.

- C'est d'une tristesse.

- Pas tant que cela.

- Je n'y crois pas une seconde.

- Je le fais les yeux fermés.

- Oui et alors ?

- Je suis avec mes sensations et mes rêveries.

- Ce matin, j'ai plongé dans le lac. personne n'était là pour me l'interdire, et voilà bien longtemps que je n'avais vécu, un tel bonheur, une joie si simple. Nous voilà libres, et toi, tu ne sors plus le bout de ton nez. Toi, qui en plein confinement à pris la clef des champs, la poudre d'escampette, au péril de ta propre liberté, voici qu'un lac absolument sublime et inattendu, t'enferme bien plus qu'une pandémie meurtrière. Je ne comprends pas...

- Il n'y a rien à comprendre. Parfois nous sommes incompréhensibles, nos actes, nos choix nous le prouvent tous les jours. Tu as rendu la pétoire ?

- Oui, elle a retrouvé sa place dans sa jolie vitrine. Tu veux toujours que je trouve une arme ?

- Peut-être.

- Sur ce coup là, tu vas devoir te débrouiller sans moi. Ah ! Et bien voilà ! Au moins ta tête est sortie.

- On fait quoi, à part rêvasser devant notre prison liquide ?

- Comment ça ?

- On fait comme si de rien n'était ? On fait comme si le monde autour avait disparu ? On reste là béat, devant tant de beauté aquatique !?

- Que veux-tu que l'on fasse ? Nous ne pouvons plus creuser nos tunnels, avec l'eau qui s'y infiltre, c'est trop dangereux. Conséquence directe, de l'arrêt de nos travaux de force, nous ne pouvons plus pirater Mister Drone, puisque nous n'avons aucun moyens de repli vers la forêt, en cas de danger. Je te propose donc de profiter le plus possible de cette félicité momentanée qui nous ouvre les bras et nous y accueille sans l'ombre d'un malheur à l'horizon.

- Tout cela m'ennuie ! C'est bien trop immobile.

- Tu pourrais nager des heures, jusqu'à perdre haleine, mais...

- Oui, je sais c'est absurde, cette peur de l'eau, mais je ne la contrôle pas. J'aimerais voler au dessus de ce lac, longtemps, intensément. Voler, me faire porter par l'air, planer, me sentir oiseau... un pur bonheur.

-Pourquoi tu ne viens pas t'allonger sur l'herbe, pour regarder le ciel ? Ton corps pourrait se déplier, tes poumons se remplir, tes membres s'étendraient sans limite ?

- Notre île me fait penser à une cour carcérale, certes très belle, entourée d'eau et parsemée des fleurs du printemps, mais une cour trop étroite, trop fermée pour moi.

- Tu préfères ton placard ?

- Oui, je m'y sens en sécurité.

- Tu rentres déjà ta tête ?

- Excuses moi, j'aimerais être de meilleur compagnie, mais vraiment, toute cette eau, toute cette eau, ça m'angoisse. La décrue est prévue pour quand ?

- Ils ne savent pas.

- Ça aussi cela m'angoisse.

- Je ne suis plus ton Prozac, alors ?

- Pas en ce moment, non, le lac a eu raison de toi.

- Je l'adore, moi, ce Lac !

- Oui, je sais, pour toi, ce n'est pas compliqué, et ce n'est que félicité...

Le 21 mai 2020. Moi aussi mon cœur balance, entre plénitude du temps qui passe, ce soleil revenu qui illumine nos journées et cette sensation de confinement, d'isolement qui perdure...