LES PLACARDS / Episode 38

26/09/2021

 - On va faire comment, pour tenir le coup ?

- Je n'en ai aucune idée.

- Cela fait quatre jours que tu ne mets plus le nez dehors.

- Oui, et alors ? Toi non plus, tu ne sors pas de ton placard. En plein dé-confinement c'est le comble de ... de quoi, d'ailleurs ? Tu dirais quoi, toi ? C'est ton expression, ça, Le comble de ...

- Le comble de l'hydrophobie ... Je dirais cela, tu as raison. Mais toi, depuis que tu as piqué une tête dans ton lac, tombé du ciel, inespéré, superbe de résistance, au calme olympien, d'une rare beauté, je ne te vois plus, je ne t'entends plus. Je crois qu'il décroît ton beau lac.

- Je le crois aussi. Le niveau de l'eau baisse à vue d'œil. Cela doit te faire plaisir, non ?

- Je ne sais pas, pas autant que je le pensais, en tout cas. Mais tu me rassures, tu jettes donc un œil dehors de temps en temps.

- Pas depuis deux jours, voir le lac disparaître me déprime littéralement.

- Juste cela, juste voir sa rare beauté s'évaporer, te dévore vraiment le moral ? Juste cela ? Tu ne me cache pas quelque chose ?

- Je ne sers à rien. Tout le monde s'en fout que nos métiers soient laissés à l'abandon. Je dirais mêmeque cela en arrange certains, grandement, nous fermons enfin notre gueule. Quand notre lac aura disparu, ils viendront me chercher, quitte à me sortir de force de mon placard, et ils m'emmèneront bosser pour trois sous cinquante, là où, ils auront décidé que nous sommes utiles à la grande machine économique. Je ne veux plus aller au village...

- Pourquoi ?

- Tous le monde a peur. On ne se parle plus, sauf de futilités matérielles, en bafouillant derrière nos masques. Au début, cela m'a fait beaucoup de bien de retrouver au moins des regards, puisque tout le reste est interdit. Et puis très vite, j'ai senti la tristesse m'envahir. Nous sommes comme des zombies errant dans les rues à distance les uns des autres... On n'entendait que le bruit de nos bottes, remuant l'eau des rues, envahies par les tournicoteurs revenus en nombres, ces derniers temps. Aucune gaîté dans ce nouveau paysage, mais de la peur qui fusent de partout.

- Tu ne m'avais pas dit tout cela ?

- Je ne m'en rendais pas compte, ma joie, de retrouver le monde vivant, a masqué, pendant un moment, cette drôle d'atmosphère, plombante, qui imprègne le village tout entier. C'est en croisant le regard de personnes que je sais joyeuses, bonnes vivantes d'habitude, que j'ai commencé à comprendre... Ou tout du moins à percevoir, que la Bérézina annoncé est entrain de nous fondre dessus ...

- Mais nous le savions, ça . Ce n'est pas pour rien que nous avons pensé Résistance tout au long de notre confinement.

- Je ne crois pas, en avoir eu, si pleinement conscience. Je pensais retrouver mon travail et du coup pouvoir reprendre la parole, donner à entendre un verbe haut et libre, refaire place à la poésie subtile et tranchante des arts... Reprendre nos discussions enflammées à la terrasse du café, refaire le monde en une nuit et se mettre au boulot dès le lendemain... Semer au vent des graines, sans cesse, et les arroser avec constance... mais là, l'impuissance me muselle et me glace.

- Que veux-tu que l'on fasse ?

- Pour l'instant je confine, je reprends la constance et l'abnégation de mon confinement.

- Pourquoi faire, c'est la déprime assurée, si tu fais cela ? Va, va nager, longtemps, dans ce lac que tu aimes tant. C'est une bien meilleure idée. Va, laver ta tristesse et ton accablement. Il faut que tu profites, de la beauté de ce monde qui t'est offerte, pendant quelques jours encore. Ensuite, si vraiment tu en as besoin, tu te cacheras... Ils veulent tout contrôler, nous allons réfléchir ensemble, à comment faire pour les en empêcher... Mais pour l'instant, va, va dans cette eau sombre et limpide, qu'elle t'enveloppe, qu'elle te caresse la peau et qu'elle apaise ton âme... Allez, ne résiste pas, je sais que tu en meures d'envie.

- Et toi qu'est-ce que tu vas faire ?

- Pirater Mister Drone, pour ne pas perdre la main, mais surtout pour voler. Toi dans ton lac tant aimé. Moi, là haut dans le ciel bleu azur, virevoltant, juste au dessus de toi, et de notre lac d'une rare beauté. Un pur bonheur éphémère, comme on les aime.

- J'attends qu'il arrive, alors ?

- Dans cinq minutes il est là, et à nous la liberté !

Le 26 mai 2020.

Le 06 mai 2020, le président s'adressait aux métiers du spectacle. Un discours étrange et survolté, mais qui pouvaient nous laisser espérer que les jours à venir seraient meilleurs... Vingt jours plus tard, nous sommes toujours dans un brouillard très épais, sans aucun décret, ni textes légiférant nos statuts. Nous sommes toujours au chômage, pour la plus part, et ce qui se dessine ne présage rien de bon. J'attends, nous attendons, toutes et tous, les précaires de France dans leur ensemble, (pas seulement les saltimbanques dont je fais partie), des décisions précises, claires, nous permettant d'enfourcher le tigre Pour l'instant pas de fromage, ni de jambon, ni de tigre à l'horizon... Ah, si j'oubliais, un tapis rouge déroulé pour un spectacle qui porte un discours d'extrême droite sur notre Histoire de France. La première parole « artistique » libérée dans l'espace public est donc celle-ci... Ce n'est plus un tigre qu'il va falloir enfourcher, mais un troupeau d'éléphants en colère, afin de terrifier tous les monstres qui reviennent, et contre lesquels nos grands-parents se sont battus ...

Les humains parqués... Les manifs interdites... Les contenus censurés...