Première lettre

01/03/2021

Avril 2020.

Mon épousé, mon frère de cœur, mon ami de toujours,

Il faut que je te dise:

Je nous raconte.

Je te raconte à ma manière, avec tout mon cœur, avec toute mon âme, et mes tripes, pour l'instant bien frileuses encore.

Oui, je suis toujours en colère contre toi, et dans le même temps, dans une infinie tendresse.

Je navigue sans cesse entre grand manque, tristesse, et colère noire.

Je suis toujours incapable de nommer ton acte, de le disséquer, de le décrire, d'en faire la narration.

Les mots qui s'y rattachent me brûlent.

Je suis toujours en deuil , trois années et demi après .

Je suis toujours dans ce temps si particulier qui impose sa loi.

Je suis toujours esseulée, le cœur foudroyé par ton acte inique.

Je ne suis pas ratatinée, ni écrabouillée, juste vacante de toi.

Je ne suis plus ravagée par le chagrin et la culpabilité.

Non, je suis vivante et quelque part je te fais la nique.

Non, tu ne m'as pas détruite en te détruisant.

Je sais parfaitement, tout au fond de moi, que tu as été déchiré par cela : une envie folle de me détruire, de me garder, de m'embarquer avec toi et dans le même temps, une envie folle de me sauver. Toujours tes grands écarts émotionnels impressionnants.

Les mots me brûlent . Ils me font mal. Qu'importe, je dois guérir de toi, pour toi.

Je te vois .

Sans cesse, je te vois vivant, oh ! combien vivant, et aussi ... mort ... nu ...pendu ... dans ta maison.

Ces images me hantent tous les jours que j'égraine.

Tu savais , tu savais parfaitement, que c'est moi qui te découvrirais ainsi, au milieu de notre salon, au cœur de la maison.

Les mots me brûlent. Pas de flots ininterrompu. Pas de délivrance. Pas d'écriture fluide et libératrice.

Juste des mots qui se coincent dans ma gorge avant de s'inscrire sur la page blanche.

T'écrire n'est pas libérateur.

T'écrire est, je crois, salvateur.

 Je le crois, je n'en suis pas sûre...

Je ne vais pas garder ces mots enfouis. Je ne vais pas garder ces mots secrets.

Ce sont des mots d'amour, mon aimé.

Un récit est entrain de naître. Un récit surgit doucement de ma mémoire subjective, de ma mémoire d'enfance, d'adolescence... d'une mémoire qui nous était commune.

Un récit est entrain de surgir et je vais l'offrir, mon amour, même si j'en tremble de peur, même si mon corps se cabre et résiste, par peur tout simplement, des conséquences...

Je sais qu'elle peuvent être rudes, ces conséquences...

Tu n'appartiens pas qu'à moi.

D'autres êtres esseulé-e-s t'aiment au-delà des mots.

Je n'ai pas envie de les blesser, tu le sais .

Je ne suis pas dupe, pas inconsciente, je sais que je vais remuer la merde, comme on dit vulgairement.

Tu n'es pas mort paisiblement. Tu es mort porté par ta peine, ta rage, ton impuissance, ta folie, née de trop d'alcool, ingurgité tout au long de ta vie, et tout particulièrement cette nuit là.

Ma liberté, d'écrire sur cette mort folle, violente, impitoyable avec toi même, impitoyable pour toutes celles et ceux qui t'aiment encore follement, ma liberté est transgressive, fragile, sur le fil.

C'est pour cela que je remonte le cours du temps, que j'ouvre en grand les portes de ma mémoire.

Car parler de ta mort m' amène à parler de ta vie.

Ta vie entremêlée à la mienne depuis que nous avons 9 ans.

Elle sera romancée, bien sûr. Les souvenirs s'embellissent, bien souvent, chez moi, même les moments douloureux redeviennent lumineux.

Ils seront miens tous ces moments racontés, sans vérités absolues.

Ils seront offerts aux lectrices et lecteurs, parce que j'ai décidé, très arbitrairement, qu'il en est temps.

Comme pour tous mes personnages inventés, je suis entrain de te faire vivre sous ma plume, de te réinventer avec mes mots, je vais sûrement te bousculer, un peu aussi, j'en ai besoin.

Il m'est impossible d'oublier, sous une chape de plomb et de silence, notre tranche de vie de presque 40 ans.

Je reprends aussi ma correspondance, avec toi, comme tu peux le constater.

Nous adorions nous écrire.

Je n'aurais plus de réponse, je ne recevrais plus ni lettres, ni dessins.

Ce n'est pas grave, j'entends encore ta voix, je vois encore ton sourire.

Mon épousé , je t'ai aimé follement .

 Que penserais-tu de cette période étrange et rude que nous vivons en ce moment ? Je me pose cette question ... toi qui faisais parti des soignants. Toi, qui a tenu la main de tant de gens souffrants ou mourants, les rassurant de ta présence charnelle dense, puissante et tendre. Je crois que ce temps chaotique, égotique, vénal à souhait, rajouterais à ton désespoir... Je crois que les puissants de ce monde alimenteraient ta rage animale.

Oui, je suis entrain de te raconter, je ne veux plus avoir peur de le faire, pourtant les mots me brûlent encore et mon corps est noué et tremblant.

Je cherche l'apaisement, avec toi, pour toi, mon frère de cœur, mon bel amant., fils du vent , soleil noir...

Cil.

PS: J'aimerais que tu lises cette lettre sur un morceaux de piano mélancolique et sublime...Là où tu es, je suis sûre que tu trouveras cela sans problème...

Tant d'impudeur... Voilà les mots qui me traversent en ce moment, alors que je suis entrain de choisir cette photo, de son petit bassin, baignoire aux oiseaux, construite par ses si belles mains. Tant d'impudeur ... Ai-je tort ? Je ne le pense pas et pourtant le doute me ronge. Je vous offre ces mots et ils m'arrachent le cœur. Je vous offre ces mots et la beauté sombre d'un homme disparu. J'espère ... je ne sais pas ce que j'espère... Je vous les offre et puis voilà, c'est tout.