Quatrième lettre
J'avance à tout petit pas, fragile, incertaine, sur mon fil de vie tout fin et qui me semble terriblement usé. Je n'ai jamais été une bonne équilibriste, j'aime trop marcher à grandes enjambées, avec cette sensation si délicieuse, d'avoir deux grande ailes dans le dos qui me portent, légère et aérienne, sur l'asphalte que mes pieds frôlent à peine. Pourtant, aujourd'hui, j'avance à tout petit pas, fragile, perdue sur cette ligne toute droite et sans fantaisie, mon fil de vie rafistolé, mon fil de vie tout esquinté, qui porte, tant bien que mal, mon surpoids de femme fatiguée et légèrement ravagée, plombée et prisonnière de ce corps devenu encombrant, de ce corps salement abandonné par son amant.
Parce que tu as fait les choses radicalement, parce que tu n'as pas lésiné dans l'horreur, parce que tu ne m'as laissé aucune chance, juste un trou béant à la place du cœur, juste la peur chevillée au corps, juste cette terreur qui ne me quitte plus, et ce vide absolu que je trouve abyssale, alors mon corps n'est plus libre de rien. Et dans les rues, qu'il n'y a pas si longtemps j'arpentais avec ce goût exquis et sauvage d'être en grande liberté, avec cette belle énergie sans cesse renouvelée, avec mon appétence insatiable et mon amour infaillible pour la vie, j'avance maintenant à petit pas, fragile, vieillie, comme une convalescente, sortant d'une très longue maladie.
Et le soir lorsque je retrouve notre lit, je m'y noie.
On dit souvent qu'avec le temps, la douleur s'estompe. Pour moi, elle se transforme, elle prend d'autres formes, mais pour l'instant elle ne me quitte pas. Alors, j'avance à tout petit pas, fragile, incertaine dans les rues de nos villes, celles que nous avons parcourues ensemble, amoureux éperdus, à grandes enjambées, avec nos ailes toutes déployées.
Alors, j'attends patiemment le printemps, pour retrouver mon lac, pour y plonger dedans et y nager longtemps, longtemps. Juste, pouvoir quitter, enfin, cette sensation de si lourde douleur. Mon lac enveloppant, qui me rend si légère, qui me rend mes vingt ans et toutes les caresses, de tous mes beaux amants. Je le chéris ce lac, il me rend à la vie, il m'offre le repos et la douceur de l'eau, et mon corps libéré y reprend de la force, retrouve sa liberté. Je ne suis plus malade, il me lave de toi et de ta grande folie, et puis dans le même temps il me réconcilie au fil de ma vie, il en fait une ronde et l'orne de fantaisie. Alors, j'attends patiemment le printemps pour y plonger dedans mon corps et lui offrir le tien, qu'il me déleste, enfin, de ce poids qui m'habite et qui est bien le tien, mais qui n'est plus le mien. Il faut que je te quitte, je le sais, c'est vital. Tu es mort, c'est ton choix, et moi je suis vivante et en pleine santé. Je ne suis pas coupable de ma vitalité. Il faut que je te quitte et seul mon lac chéri, peut me laver de toi, de tes caresses uniques, de tes baisers brûlants et si doux à la fois, de nos corps soudés qui reviennent me hanter. Patiemment, je l'attends ce printemps et je marche fragile, incertaine , à petit pas, dans les rues de nos villes.
Hélas, je t'aime.
Janvier 2021