Sixième Lettre

18/04/2022

 Avril 2022

Je m'enferme toujours quelques jours après avoir vécu des moments denses et riches en dehors de chez moi. Je ne l'ai pas toujours fait. Aujourd'hui ma vie est ainsi. Je m'isole du monde et de moi même (de toutes ces pensées qui cavalent sans cesse et encombrent parfois) comme si les choses avaient besoin de sédimenter pour que je recommence mon avancée dans le monde. Parfois il me faut juste une journée, parfois plus. Je m'isole du vacarme de la vie et de ressentis multiples et brouillons qui doivent prendre formes et se définir, s'affiner, presque en dehors de ma volonté, dans l'errance de ma pensée apaisée, vagabondant dans une douce rêverie ou flottant au milieu d'autres histoires que je vais explorer., Je me nourris alors autrement qu'en plongeant dans le monde, en y participant. Même si ce que je traverse est beau je m'isole un temps comme si ma solitude actuelle m'imposait ce rythme étrange, comme si le fait de ne plus être en couple... (je l'ai été pendant 30 ans, plusieurs grands amours et pas de longs célibats entre ceux-ci)... comme si le fait de ne plus partager ma vie avec un autre battement de cœur me demandait de me couper un temps de ce monde où je navigue comme je peux et bien souvent à tâtons. Je n'ai plus que le silence pour m'aider à dénouer mes peurs, mes doutes et mes contradictions... Je n'ai plus que le silence pour m'aider à faire le tri de mes intuitions, de mes impressions. Pendant plus de 25 ans j'ai échangé quotidiennement avec une personne aimée, choisie, désirée, de ce qui traversait nos vies, de ce qui nous interrogeait, de nos hésitations, des décisions à prendre, des choix à faire, communs ou très personnels... 25 années de partages en toute confiance même dans les déraillements, même lors des séparations. Mes grands amours sont restés des complices, des frères à jamais. Aujourd'hui je suis seule face à moi même et face au monde extérieur (plutôt brutal notre monde en ce moment) et il faut que je comble ce vide énorme d'une solitude violement imposée. Je découvre comment puiser ma force de réaction dans d'autres zones personnelles que je ne connaissais pas. Je chemine à pas lent et j'apprends à moins douter de moi sans l'appui d'une tierce personne qui m'aime (amoureusement j'entends) et qui est présente au quotidien C'est pas tous les jours coton. C'est pas tous les jours la fête, mais ce n'est plus le désespoir, ce n'est plus le long tunnel noir. Pour quelqu'un qui aime l'état amoureux (je sais que ce n'est pas commun mais certaines personnes ne sont pas fans de cet état là), et bien j'apprends à faire sans, la plupart du temps, au sein de ma solitude, pour le coup choisie et même parfois désirée. Il m'arrive bien souvent, évidement, de me sentir en porte à faux avec les gens, même ceux que j'aime, mais peu m'importe aujourd'hui, je fais avec, je vis avec. Il m'arrive encore bien souvent de ne pas supporter ton absence... Parce que bien sûr c'est de toi dont il s'agit dans cette histoire. Et c'est ton absence que je perçois chaque jour qui passe. Tes conseils toujours avisés et cette force de vie que tu m'as offert comme jamais personne ne l'avait vraiment fait auparavant, toi qui a osé t'ôter la tienne ! Cette force de vie que tu m' as arrachée d'un coup d'un seul revient, enfin, tous les jours un peu plus. Dans ce silence justement, dans cette solitude, dans l'acceptation de ton absence, dans cet arrachement que je dois impulser sans relâche. Cet arrachement imparfait car tu me hantes que je le veuille ou non, que je me batte contre ou pas. Les bras qui pourraient me consoler de toi, un peu, sont loin, loin de moi, hélas inaccessibles en ce moment... Encore une fois je dois faire avec... En ce moment il faut faire avec tant de choses imposées, tant de choses impossibles... En ce moment c'est comme si l'on devait apprendre à accepter l'inacceptable. Toi, tu ne l'aurais pas accepté j'en suis sûre, tu serais sûrement parti au combat et ta force guerrière folle insoumise irraisonnée aurait alors pu s'exprimer et ne pas se retourner contre toi. Tu le sentais venir ce monde là, ce monde dont tu ne voulais pas... Tu es parti quelques années avant et je n'ai plus ta force et ta fougue pour me projeter en avant. Et puis et puis je te chuchoterais bien que j'ai des doutes immenses sur la manière dont je vis mon métier, ce qu'aujourd'hui nous traversons... Oh, heureusement pas tout le temps j'ai quelques îles bien à moi qui me comblent de joie, mais elles ne sont pas « productives », elle ne font pas de « chiffres », elles sont dans toutes les cases qui galèrent à côté du grand barouf de la culture ( je fais partie des discrets de la culture, de ce monde moins visible, de ces artistes de terrain, de territoires, ou bien solitaires et donc évidement pas assez mondains et qui n'ont de surcroit  personne pour les vendre)... alors oui, je me sens totalement décalée avec un potentiel de dingue inexploitée... Tu vois j'écris même ce mot infâme inexploitée, alors que je n'ai aucune envie d'être exploitée... J'ai une telle force en moi, un tel savoir faire de transmission, un regard que je sais particulier et découvreur de talents, et bien que mal entendante une oreille fine et sensible... bref j'aimerais, oh, comme j'aimerais enfin que la vie pour une fois me déroule un peu le tapis rouge, que je ne sois plus obligée de ramer de toutes mes forces pour que tout ce potentiel là soit vivant et en action. Je commence, et j'aurais mis le temps, à comprendre que manquer d'une longue et solide reconnaissance est épuisant,  de celle qui ne meurt pas dans l'éphémère, de celle qui te permets enfin de ne pas recommencer sans cesse et sans fin à prouver ta "valeur", tu vois encore un mot terrible ... avons nous une valeur ? Un indice de confiance, un taux de réussites, des chiffres à présenter  ...  

« Mais que fais-tu ma douce ? Mais que dis-tu ma douce ? Tu veux te plomber le moral, vraiment ? Rester mélancolique à tout jamais ?

Non, tu ne me dirais pas cela . Tu me dirais :  Mais vas-y fonce ! Mange le monde !  Gueule ta colère, ton sentiment d'abandon, d'injustice. Même moi je t'ai lâchée, tu as le droit d'être en colère contre la terre entière, ça sert à rien mais ça fait du bien ! 

Oui,  c'est vrai, il y a comme des goûts amers qui sont hélas tenaces... D'un long baiser au gout de thé fumé tu les effacerais...

Et le comble, mon amour, mon frère de cœur, fils du vent, c'est que j'en viens à regretter le premier confinement ! Toutes les grosses machines, impitoyables, broyeuses des petites formes, des petits moyens, ce sont, en partie, arrêtées.  Il s'est vraiment passé quelque chose ailleurs, dans un autre rythme, dans un autre souffle, dans une poésie un peu retrouvée, un monde en suspend qui n'a pas duré... Le pire hélas s'y est aussi installé... Mais nous aurions pu ... Oui, je crois que nous aurions pu nous unir vraiment pour ne pas repartir dans le pire du pire en faisant semblant de rester vivant et tous performants... Dominants-dominés/performants ou ratés toujours d'actualité et plus que jamais. Un monde de chiffres impitoyables et sans appel, voilà ce que nous avons engendré (même au sein des poètes)... Un monde chiffré dans lequel pas grand monde ne se reconnaît et qui pourtant fait loi. Un monde de haines qui renait... Les chemises noires et brunes qui reviennent... Un monde détestable tout compte fait...  Il gronde le monde ; Il gronde mais on se demande comment ça va péter et si ça va péter, ou si d'ici là la terre ne nous aura pas engloutis à cause de toutes nos  conneries. On est pas sorti de l'auberge à mon avis. Et toi, tu n'es plus là, loin de tout ce brouhaha sanglant, sans pitié, si loin. En paix, enfin je crois.