Témoignage 1

15/07/2021

 Je suis seule dans une salle d'activités du bâtiment MA1 de la prison où je travaille ponctuellement. Je suis seule et j'attends patiemment. Un incident c'est produit, je ne sais pas lequel, on ne m'a rien dit. Bagarres ? Suicide ? Un incident c'est produit et le bâtiment est bloqué, silencieux et bloqué, aucun mouvement de détenus, juste la circulation des gardiens qui gèrent l'incident. Je suis seule, isolée dans cette pièce aux fenêtres ouvertes et pourtant fermées de barreaux. J'entends les cris de certains hommes, qui parviennent des autres bâtiments. Un homme qui crie des mots incompréhensibles et qui se fait interrompre par un TA GUEULE sonore. Un petit temps de silence s'en suit, puis une conversation s'engage entre deux hommes de fenêtre à fenêtre, un rire fuse. Tout autour de moi, il y a ce son si particulier de la prison. Je me sens dans un temps suspendu, calme et prête à faire remonter toute mon énergie, toute mon attention lorsque mes quatre apprentis comédiens détenus arriveront enfin dans la salle.

En ces temps de crise sanitaire, j'interviens sur tous les bâtiments et non plus dans la salle dite du Culte, salle en fait polyvalente, bien plus grande que celles où je suis actuellement, et qui fait partie du bâtiment scolaire de la prison. Je n'ai le droit d'être qu'avec 5 détenus maximum par bâtiment. Nous sommes masqués. Faire du Théâtre masqués, (et pas par des masques de jeux, mais par des masques sanitaires), dans une toute petite salle et en plus garder la distanciation physique, est en fait totalement Ubuesque. Mais qu'importe, je ne veux pas couper le lien artistique qui s'est créé avec mes apprentis comédiens.

Nous avons franchis les portes de la prison en 2015. Voilà donc presque 6 ans que je trace ce sillon théâtral si particulier avec eux. Il y en que je dirige depuis pas mal d'années maintenant. Je sais de par leurs témoignages que cette activité leur est essentielle. Ils me l'ont dit bien souvent. 2H vécues (ou 1h30 par bâtiment en ce moment) hors de la temporalité de l'enfermement. Nous arrivons à oublier celui-ci, à voyager ensemble ailleurs, car l'imaginaire, la fiction, nous embarquent vers d'autres territoires. Six années que je fais le trajet presque toutes les semaines (et puis cette longue absence des confinements...) pour les retrouver, pour vivre avec ces hommes hors la loi dont je ne connais pas les crimes, ces moments surréalistes, extrêmement émouvants, drôles, enfantins ou puissants et puis parfois perturbants, dérangeants et dérangés par quelques individus malvenus et violents. C'est toujours un équilibre si fragile, si précaire, sans cesse ponctué par les départs des sortants et l'arrivée des entrants, la présence fidèle des plus longues peines et celles plus éphémères des courtes peines, où de tous ceux qui attendent leur jugement. Retrouver des visages devenus familiers et découvrir dans le même temps ceux des nouveaux arrivants. Les groupes sont toujours en mouvement, nous ne sommes pas en Centrale, les longues peines ne sont pas majoritaires au sein de mes ateliers. Impossible de s'installer, de créer une troupe homogène, de penser créations et véritables représentations. Il me faut toujours m'adapter, inventer, innover, penser à ceux qui sont là depuis longtemps et dans le même temps à ceux qui viennent d'arriver. Exercice périlleux afin de ne surtout pas perdre les plus anciens. Aujourd'hui après cette longue attente, je n'ai pu retrouver que deux de mes comédiens, un, qui suit mes ateliers depuis presque 2 ans, et un autre que j'ai découvert il y a quatre semaines maintenant (les ateliers n'ont repris que depuis la mi- juin). Ils m'ont offert un moment unique, comme notre art sait en créer, un moment sensible, drôle et plein d'une sincérité de jeu étonnante. Au milieu de ce moment délicat et sensible, est apparu par la porte la tête d'un de mes anciens jeunes comédiens détenus. Une apparition toute théâtrale et solaire. Je vous avoue, j'étais inquiète pour lui. Juste avant le dernier confinement je savais qu'il avait déconné et qu'il allait être sévèrement sanctionné. Ce jeune homme était l'un de mes piliers. Danseur à l'extérieur, il impulsait une dynamique folle et un appétit d'être sur scène intense. Il embarquait tout le groupe dans une joie de jouer, et la peur du regard des autres avaient totalement disparu grâce à ses libertés de propositions et sa générosité sans mesure. Sa présence illuminait littéralement nos deux heures. Et puis nous l'avons vu s'assombrir et évidemment disparaître pendant un temps, puisque la sanction était tombée. Je pensais le retrouver après sa sanction effectuée, mais le confinement a interrompu toutes les activités artistiques au sein de la prison et je n'y suis revenue qu'il y a peu de temps. Son apparition solaire et malicieuse, m'a profondément émue. Il va revenir, j'en suis sûr. Il bosse au sein de la prison, mais je sais que... s'il ne sort pas avant, ce que je lui souhaite, il va revenir. Je partage avec ces hommes des moments uniques et particuliers et quand l'alchimie est là magique, incroyable, je sors alors de cet endroit violent un tout petit peu réconciliée avec l'humanité, avec leur humanité tourmentée, sombre, car je ne suis pas naïve, je ne côtoie pas dans ce lieu la douceur de vivre mais l'immense détresse ou/et violence de ces hommes. 

Texte écrit le 15 juillet 2021.