Trop ou pas assez

02/03/2021

Il y a comme de grandes ombres au tableau qui ternissent le paysage. Il y a comme d'immenses lassitudes qui prennent leur quartier.

Trop ou pas assez.

A presque 55 ans, je n'ai toujours pas la sensation d'être dans la bonne case. Cela pourrait ne pas être gênant, voir même assez drôle, voir même assez jouissif, mais en fait, il y a comme une grande lassitude qui prend ses quartiers, comme un sentiment d'éternel recommencement, de patience épuisée, de volonté écornée, de ras le bol notoires, de fiches de paies dérisoires, qui s'accumulent et vous volent votre si belle énergie d'antan. Suis-je folle d'oser parler ainsi ? Sûrement. Mais pour le coup, c'est une liberté retrouvée, non cadrée, ni formatée et cela fait un bien fou. Cette période si particulière, que nous vivons toutes et tous, remet en perspectives des façons de fonctionner bien huilée et qui semblaient aller de soi.

- Dire :  que ce n'est pas facile, dire que l'on doute, dire que le monde culturel tel qu'il est conçu       m'épuise, dire que se définir sans cesse dans sa façon de créer, me fait chier, ou, au contraire, dire qu'affirmer des positions politiques très marquées, me desserre systématiquement, n'est pas une parole bienvenue, comme vous pouvez vous en doutez.

- Dire : que je ne sais pas vraiment quel fil je déroule pour créer, que je fais à l'intuition et par amour (tudieu, comme c'est féminin et peu crédible du coup). Dire: que ce que l'on recherche est parfois impalpable, indiscernable. Dire: que le tâtonnement fait intrinsèquement parti de ma manière de travailler, que les failles et les fragilités me passionnent, et qu'elles sont évidemment casse gueule. Dire tout cela d'emblée, en étant cash, n'est évidemment pas rassurant. Alors, bien souvent, je finis par le taire.

Lorsque j'avais 20 ans (ça fait un peu, dans le temps c'était mieux... Alors : non, dans le temps ce n'était pas mieux, mais l'on sait que certaines périodes sont plus fastes que d'autres)  donc lorsque j'avais 20 ans, et que je n'étais pas encore Metteure en scène, Ce temps là de création, Ce temps de recherche, semblait encore possible. Aujourd'hui, je ne sais pas... Je ne le pense pas ... sincèrement ce n'est pas dans l'air du temps. Il nous faut produire très rapidement, ne serait-ce que pour nos sorties de résidences, imposées et nombreuses, qui jalonnent toutes créations du 21ème siècles (sauf, peut-être pour quelques privilégiés). Peu de résidences, durent trois mois complets, payés et dans une bulle. Nous vivons, pour la plupart, des résidences de quinze jours maximum, sillonnant les lieux de la région où nos cies sont implantées. Répétions ouvertes, donc public, médiations à la pelle et sorties de résidence, nous demandent en fait d'être performants et dans une obligation de disponibilité à la performance. Nous n'avons plus de temps pour l'errance et le tâtonnement, pour ces phases un peu difficiles à vivre , certes, mais tellement riches de propositions, de lâchers prises, d'engagements émotionnelles, de partenariats improbables, de naissances aux plateaux surprenantes. Bien souvent, ce sont ces phases de recherches, qui permettent d'aller plus loin dans l'interprétation, dans le partenariat, dans l'équilibre du plateau, dans la recherche scénographique. Que la bienveillance y soit reine (ce qui est mon credo), ou qu'elle n'y soit pas, ces temps de recherches créatrices sont essentielles et tendent à disparaître. Il n'y a plus d'argent, il n'y a plus de temps et on nous demande, de plus en plus, d'être des performeurs de l'animation sociale et culturelle.

- Dire : que décortiquer sans cesse son boulot dans de beaux dossiers graphiques et visuellement attractifs, est une perte d'énergie non calculable et chronophage, est difficilement entendu. Dire : (aussi), que contraindre un spectacle à être protéiforme, à être pensé tout public, afin d'espérer être pré-acheté par le plus grand nombres - et ceci afin de recevoir le plus d'argent possible, histoire de nourrir toute une équipe artistique-  dire que ces contraintes sont une véritable censure créative- dire cela est une vérité qui blesse.

- Dire tout et parfois son contraire, se renier soi même sans vraiment sans rendre compte, est en fait un gouffre qu'il faut remplir à chaque fois et qui personnellement m'épuise. Etre ni trop ni pas assez mais tout et son contraire pour plaire, bref, être dans la com jusqu'au cou, n'est pas notre métier mais c'est le mal de notre siècle.

- Dire ... le dire, absolument, pour obtenir l'impossible : que l'aventure sera fantastique !

Ne pouvant pas payer les artistes convenablement, ne pouvant pas avoir de technicien-ne-s à plein temps, il faut aussi, sans cesse, leur dire, que cela va être fun et gratifiant. Il faut aussi, laisser s'installer un esprit bon-enfant, où les egos fleurissent quitte à perdre parfois ses objectifs artistiques, ses exigences de direction d'acteurs-trices. Se sentir redevable tout le temps et vis à vis de tout le monde. Il n'y a pas d'argent, alors il faut  offrir quelque chose et le faire, si possible, sans conflit, sans douleur... Alors que ce n'est pas forcément le lieu, ni l'heure... Et  oui, il y a parfois de grande douleur à explorer le jeu, de grandes douleurs mêlées à de grandes joies, être perdu-e-s, en insécurité, ne pas savoir, font parti de la création, de l'interprétation. Et il nous faut, hélas, par manque de moyens, encore une fois, tout mélanger, et se retrouver dans le trop ou le pas assez...Bancals... Cela ne peut pas marcher s'il n'est pas vraiment voulu et décidé, Ce Bancal. Et parfois, il fait tout exploser.

- Dire: que du coup il faut de l'autorité, du chien, du charisme, pour réussir à tout surmonter, revient à dire qu'il faut garder la structure de fonctionnement pyramidale, et franchement ce n'est pas ma tasse de thé (être cheffe et autoritaire ne me comble pas de plaisir). Cette manière de fonctionner qui permet aux leaders de tout poils et en tout genre (pas seulement dans les métiers du spectacles) d'abuser de leur pouvoir, ou de leur soi disant génie ou de leur faculté à se vendre, pour exploiter leur collaboratrices et collaborateurs (c'est comme cela que l'on dit aujourd'hui), pour les exploiter sans fin, et en toute légitimité, provoque chez moi un grand malaise. Nos institutions culturelles abusent d'ailleurs, de cette situation, puisque n'ayant jamais totalement les moyens, nous sommes obligé-e-s de jouer, sur ces cordes là afin de constituer des équipes prêtent à travailler en grande ou petite partie, gratuitement pour le projet. Cela ne va pas allez en s'arrangeant. Le budget de la culture se réduisant comme peau de chagrin, un peu plus chaque année et la crise, plus l'état d'urgence sanitaire, nous foudroyant toutes et tous violemment, nous serons condamné-e-s à convaincre nos équipes de travailler pour des cacahuètes en les persuadant que c'est pour la bonne cause. 

Je suis encore, je l'avoue, dans ces circonstances là,  dans le trop ou le pas assez. Je m'y prends, bien souvent, comme un manche. Je n'ai absolument pas trouvé le bon équilibre, lorsque je suis confrontée à une grosse équipe pour un trop petit budget,  (normal, me direz-vous), je me retrouve submergé-e-s par la configuration : trop ou pas assez, ainsi que dans tous les paradoxes et toutes les contraintes qui vont avec.

- Dire : alors, je vais travailler seule, le plus possible, pour ne plus causer de dégâts collatéraux.  Je sais  parfaitement, parce que le public à chaque fois me le confirme, que mes spectacles sont aboutis et bien souvent puissants, tant sur le sens, que sur l'émotionnel et beaux, aussi, à regarder, et pourtant, il me faut me dire, que la solitude ou le petit nombre sont les solutions aux manques de moyens. Me dire cela, me fend le cœur.

- Dire:  Plus jamais, je ne m'engagerais sur une aventure de grande ampleur, sans avoir les moyens de mettre en œuvre ma façon de travailler, sans compromis, sans demi- teinte, dire cela, est ma vraie réalité du moment.

- Dire  : J'aimerais que le rapport aux artistes créateurs changent fondamentalement. Dire cela est une certitudes qui m'habitent depuis très longtemps. Trop peu d'élu-e-s et trop de galérien-ne-s... Beaucoup de galériennes, particulièrement dans ma génération de femmes... Les lignes bougent un peu pour les trentenaires, heureusement.

- Dire : Nous avons besoin, parfois, d'arrêter de bouger dans tous les sens en période de répétitions et  bien souvent nous manquons de maison mère, pour nous poser un long moment. C'est une évidence simple à vérifier et à comprendre. Ex : comme les artistes de la Comédie  Française ou celles et ceux  en CDN. Et encore, la grande mode étant, l'investissement des territoires et la médiation artistique à tout prix, ce n'est plus une évidence pour eux non plus, de se poser un temps et d'oublier le public et donc le besoin de résultat, dire cela, est un souhait qui semble très utopiste. Mais pourtant je sais que c'est en se posant, en ayant le temps, en faisant silence, pour laisser la place à l'autre que soi, et en laissant les choses se construire et sédimenter, que de belles, de très belles créations sont nées. 

- Dire : Je sais maintenant ce que je ne veux plus, dire cela, est  déjà un grand pas.

Lumineuses salutations.

Cil Le 15 Août 2020.